Qu’est-ce que la Balkanisation ?

Récemment, lors des manifestations qui ont eu lieu en Géorgie, contre une loi d’inspiration poutinienne pour contrôler les médias et les ONG internationales, nous avons été surpris par le geste d’une femme, en première ligne des manifestations, qui ondoyait un drapeau de l’Union Européenne comme opposition à une mesure autocratique et qui était fortement réprimée par les autorités, qui a aucun moment n’ont  réussi à la faire plier. Cette image a fait le tour du monde, et, finalement, la polémique loi a été retirée. Que se cache derrière l’action menée par cette femme, Nana Malashkhia, et pourquoi elle peut se transformer en un symbole d’espoir, non seulement pour la Géorgie, mais pour tout le monde démocratique ? 

En Europe nous avons observé pendant assez de temps, surtout à partir des années ’90, même si le phénomène germinait depuis longtemps, la montée d’un type de débat  politique qui surprend et confond le spectateur traditionnel. Un débat qui ressemble  beaucoup aux controverses politiques qui pouvaient avoir lieu à la fin du XIXème siècle, avec l’émergence des nationalismes européens et les revendications particulières  auxquelles elle avait mené, tout cela portant à la création des états-nation européens après  la Première Guerre Mondiale. Ce débat ressemble beaucoup moins à celui qu’il y a pu  avoir depuis la fin de la Première Guerre Mondiale, et, surtout, de la Deuxième, centré essentiellement sur la conquête de la vie publique par tous les citoyens à travers le mythe  de classe sociale, qui s’ouvrait chemin à travers les structures de pouvoir, pour que de plus en plus, ou de moins en moins, de citoyens puissent avoir de l’importance dans la  prise de décisions, soient elles strictement politiques, économiques, sociales etc. L’autodétermination du peuple sur l’empire avait donné lieu, après des luttes intestines  depuis la Révolution Française, passant par les Guerres napoléoniennes jusqu’à la lutte contre le nazisme avait laissé sa place à l’autodétermination de l’Humanité, grâce au  mythe de la lutte des classes, qui fonctionnait comme un catalyseur pour que différents  acteurs politiques, de gauche à droite, se structurent autour de lui. Cependant, depuis quelques décennies, la supposée fin de l’Histoire qu’a signifiée la chute de l’URSS en 1991, a laissé sa place, et ce depuis le début, à un nouveau type de débat, dont le mythe redevient une forme d’autodétermination des peuples, dans sa variante purement nihiliste  et conspirationniste.  

À l’intérieur de ce nouvel axe, il est possible, d’une certaine façon, de questionner les systèmes institutionnel et économique dans lesquels on vit, mais ces problèmes passent au second plan. Le sommet du débat est la lutte entre groupes, ethnies ou nations  ennemies. Ces nouvelles controverses en tant que problématiques centrales de la vie publique causent trois effets. Le premier, elles permettent que le possesseur du pouvoir politique qui réussit à s’octroyer le titre de père ou défenseur d’un peuple donné soit incontestable et incontesté, pouvant s’accorder une fausse légitimité démocratique comme éternel vainqueur d’élections. Le second est la soumission du peuple qui se laisse entraîner dans ce type d’impasses intellectuelles du point de vue politique aussi bien qu’économique, en n’ayant comme unique projet que la lutte contre le supposé ennemi de service. Le troisième c’est que, sur le long terme, toutes les structures de démocratisation qui pouvaient avoir été construites n’éclatent pas, mais elles finissent  par se transformer en zombies d’appareil au service de l’éternelle majorité, toujours légitime parce qu’elle se défend. Nous appellerons balkanisation ce phénomène, la substitution du débat politique autour de la lutte des classes par un débat politique qui tourne autour de questions ethniques, religieuses, somme toute, par un débat politique qui est centré, avant tout, sur des privilèges particuliers, que ce soit entre États-nation, que ce soit à l’intérieur des États. Comment a émergé cette vague de balkanisation en  Europe ? Y a-t-il des perspectives de futur pour ces pays où le débat public a été totalement substitué ?

Il est évident que la récente vague de balkanisation a un grand rapport avec la  chute du bloc géopolitique de l’URSS, même s’il semble plus raisonnable de penser que, face à un système figé, sans perspective d’avenir, le phénomène de balkanisation s’opérait bien avant la chute de l’URSS, et qu’il n’attendait que celle-ci pour se manifester, à  travers une certaine continuité identitaire, non pas idéologique, à travers la Russie de Poutine ou une tentative de retour vers l’Arcadie perdue du passé pré-soviétique, comme c’est le cas en Géorgie. Tout cela, évidemment, sans aucunement remettre en cause les autoritarismes qui se perpétuent, et qui, dans bien des cas, continuent d’avoir les mêmes dirigeants qu’avant la chute de l’URSS, qu’ils soient politiques ou économiques, comme le sont toutes les mafias qui tiennent en Géorgie le pouvoir réel. Il faut noter qu’en Géorgie, bien que les gouvernements successifs aient été profondément anti-russes, les politiques qu’ils appliquent finissent par ressembler à celles de la Russie, puisqu’ils partagent le même modèle d’autocratie nationaliste balkanisée. Une lutte de classe finie, qui n’a plus rien à défendre, même si la situation d’exploitation continue à se maintenir, conduit inévitablement à chercher un autre ennemi lorsque cette histoire devient stérile. Ainsi, la Constitution soviétique de 1936 a proclamé que « l’annulation de l’exploitation de l’homme par l’homme » était acquise et, aujourd’hui, son héritage n’est plus qu’un  signifiant identitaire pour que Poutine puisse en parler en termes d’irrédentisme belliciste. Là où la lutte des classes cesse d’être une controverse, là où la lutte des classes cesse d’être une lutte, on ouvre le chemin à la balkanisation et à la transformation de la lutte en une simple partie symbolique de l’identité que le leader consacré doit protéger.

En revanche, l’exemple par excellence du phénomène de balkanisation se trouve, évidemment, dans les Balkans occidentaux. L’expérience subie par les pays de l’ex Yougoslavie durant les années ‘90, mais aussi durant les années ‘80, nous montre à quel point ce phénomène est efficace lorsqu’il s’agit de bloquer les transitions démocratiques, conduisant par inertie à l’autoritarisme et provoquant chez l’Homme un réveil de ses pires instincts, jusqu’aux extrêmes du génocide et des crimes contre l’humanité. La Yougoslavie, un pays qui était une petite puissance, le leader des pays non alignés, avec un PIB supérieur à celui de l’Espagne en 1975 et un modèle social qui, sans être démocratique en aucune façon, semblait fonctionner, s’effondre petit à petit, d’abord idéologiquement à partir de 1980 et, enfin, par voie de guerre civile dans les années 90, avec le meilleur exemple de balkanisation qui puisse exister. La balkanisation, dans l’ex Yougoslavie, est configurée comme une triple imposition au peuple yougoslave.  Premièrement, une imposition de luttes ethniques par ceux qui avaient toujours lutté pour l’existence d’États correspondant à chaque religion dans le pays, contre l’universalisme que la Yougoslavie recherchait, que ce soit les héritiers idéologiques des fascistes croates ou les héritiers idéologiques de ce nationalisme serbe qui s’est caché pendant des décennies. Deuxièmement, la même imposition de la part des grands partis communistes des pays des membres de la Fédération, qui se sont convertis peu à peu au nationalisme le plus viscéral parce qu’ils se sont rendus compte qu’avec le mirage du nationalisme, il  était plus facile de maintenir leurs intérêts économiques particuliers, obligeant la  population à suspendre soudainement des icônes orthodoxes chez elle ou à porter un  foulard islamique. En troisième et dernier lieu, une imposition de la part de Tito lui même, de tous ceux qui l’avaient précédé et de tous ceux qui l’ont suivi à la tête de la Yougoslavie décadente, parce qu’ils ne savaient ni ne voulaient construire une Yougoslavie démocratique qui avait comme moteur de contradiction la lutte des classes. Prenant la structure de l’État pour acquise, ils ont pris les contradictions entre les classes comme résolues à rester au pouvoir pour toujours et ont ouvert la voie au sentiment  enragé et antidémocratique qu’est le nationalisme. Plus d’un Yougoslave peut dire « la  Yougoslavie était le rêve de Tito et c’était trop beau pour être vrai ». Si cela avait été le rêve de tous les Yougoslaves et non le rêve d’un homme ou d’un petit groupe d’hommes, sa chute aurait été beaucoup plus difficile. L’inertie conduit cependant à céder la  légitimité démocratique au débat nationaliste, à une balkanisation qui, évidemment, finit par tuer la démocratie.

Ce phénomène, dont le point de départ est le parfait exemple de la Guerre de Yougoslavie et de sa précédente escalade au cours des années 1980, s’est répandu dans toute l’Europe et a même atteint des pays où il semblait impossible que ce type d’idée parvienne à devenir hégémonique. Ainsi, les victoires successives de Viktor Orbán en Hongrie, qui, peu à peu, par sa position de seul dirigeant qui défend le peuple hongrois contre les ennemis de la Hongrie, finissent par conduire à des positions très proches de  celles des anciens fascistes, qui ont fondé leur légitimité politique sur la race opposée aux ennemis de la race. Cependant, Orbán a tellement sapé les institutions et a réussi à faire tourner le débat autour du pivot qui le maintient comme le seul dirigeant légitime, qu’il n’a même pas besoin de faire des coups d’État pour gouverner, mais se contente de continuer à remporter des élections en boucle en tant que seul représentant de l’éternelle majorité hongroise, comprise dans des termes raciaux qui transcendent ses propres frontières. Ce projet culmine avec la Constitution « ipad » de 2011, ainsi appelée parce  qu’elle a été rédigée sur ce dispositif par différents parlementaires hongrois qui, dans son préambule, commence par proclamer un symbole identitaire grotesque : « nous sommes  fiers que notre roi Saint Étienne ait construit l’État hongrois sur des bases solides et ait fait de notre pays une partie de l’Europe chrétienne il y a mille ans. » Avec cette phrase, quoi que proclame ensuite la Constitution, les intentions du constituant se dévoilent : préserver une Hongrie supposée éternelle, une Arcadie impossible, encore une fois un mirage pour que l’État constitué cesse de se préoccuper des questions démocratiques. 

Récemment, on a assisté à une recrudescence du phénomène en Italie, avec la  victoire de Giorgia Meloni aux élections. L’Italie, pays qui a été réprimé par le Parti national fasciste et dont la Constitution a été rédigée par des représentants de tous les  partis antifascistes, tombe aussi aujourd’hui dans un processus de balkanisation, avec la montée au pouvoir du parti héritier du fascisme. Et, en analysant l’exemple de la Hongrie et de l’Italie, nous pouvons voir comment une autre des manifestations du phénomène ne se produit pas tant dans les luttes internes entre groupes ethniques présents à l’intérieur  de l’État, comme cela aurait pu avoir lieu en Yougoslavie, mais dans autre chose : la haine des étrangers, en particulier des immigrés. Il est intéressant de voir comment Meloni et Orbán se proclament les défenseurs de l’Europe chrétienne contre les  envahisseurs étrangers, car cela leur permet de former un bloc de pouvoir indissoluble si tous ceux qui se considèrent comme membres de l’Europe chrétienne doivent, comme  impératif moral, combattre les envahisseurs étrangers. Convertir un peuple en une identité qui nie le pluralisme politique, comme le bloc européen chrétien ou l’expression utilisée par Meloni je suis une mère, italienne et chrétienne par opposition à un couple homosexuel, étranger et musulman sont des négations tacites de démocratie. Comme résultat parfaitement délibéré, ils conduisent à la mort lente des idées politiques et à la tranquille tyrannie de ceux qui défendent les intérêts particuliers de certaines personnes supposées représentées. Le discours que Giorgia Meloni a tenu récemment devant le syndicat CGIL, traditionnellement de gauche, n’a rien d’étonnant : mettre définitivement  un terme à la contradiction et à la volonté d’accéder à l’État qui fournit la lutte des classes  pour lui substituer la seule chose qui légitime leur permanence au pouvoir et qui  légitimerait une corruption des institutions : l’instinct de protection identitaire.

En conclusion, y a-t-il une chance de renverser la situation ? La lutte pour la démocratie, la lutte des classes peut-elle redevenir le moteur de sociétés politiques qui  entrent dans des processus de balkanisation ? Pour l’instant, la situation semble complexe, dans la mesure où les Balkans occidentaux, par exemple, restent enlisés dans un état de transition permanente, au sein duquel ils ne font que glisser vers un autoritarisme de plus en plus rétrograde, ou vers des guerres plus intestines, comme dans le cas du régime serbe, qui maintient actif le conflit pour la reconnaissance du Kosovo car c’est sa seule voie de légitimité populaire, ou du régime bosniaque, dont les différents acteurs se menacent de temps à autre avec la guerre civile. Le seul espoir que nous ayons, c’est l’Europe, comprise comme une réinvention, une évolution, un approfondissement de l’Union européenne actuelle. Cela peut sembler naïf, mais dans la seconde moitié du  XXe siècle, des pays comme l’Espagne et le Portugal, sortis de dictatures sauvagement nationalistes, ont vu leurs démocraties stabilisées par la promesse de prospérité que  représentait la CEE à l’époque. Aujourd’hui, la situation est plus compliquée, car l’Europe apparaît comme un acteur fatigué, avec des failles et des disparités à bien des égards. Mais si l’Union européenne parvient à faire un dernier grand effort catalyseur, un dernier grand effort d’intégration et de démocratisation, elle pourra prendre un élan dans lequel les autoritaires auront peu leur mot à dire. Durant le processus, leur légitimité se verra solidifiée, dans la mesure où ils se feront voir comme les défenseurs de la patrie contre  l’homogénéisation européenne, mais, si on les vainc, une Europe qui se reconnaît comme un État de citoyens, et non comme un État d’ethnies ou de nations particulières, forte dans son action politique et pure dans son système institutionnel, peut se transformer dans  le seul acteur capable de préserver la démocratie et de permettre que le pouvoir arrive, à travers la contradiction, à toutes les classes. Les citoyens cesseront de se voir comme les défenseurs d’une civilisation éternelle qui ne peut se construire qu’en termes autoritaires et se reverront comme des conquérants de l’Etat. Nana Malashkhia, par son geste symbolique et son désespoir d’agiter le drapeau européen contre l’autoritarisme dans son pays, nous fait comprendre que c’est une Europe solidement constituée qui peut donner de l’espoir aux citoyens qui veulent vivre libres et, qui plus est, être propriétaires leur vie. 

Marcos Bartolomé Terreros

RÉFÉRENCES :

  1. Agenzia Vista, Jakhnagiev A. (19 de octubre de 2019). Corriere Tv. Meloni : «Sono donna, madre e cristiana e non me lo toglierete». 
  2. https://video.corriere.it/politica/melonisono-donna-madre-cristiana-non-metoglierete/acfae0ee-f291-11e9-a8b5-b5f95b99eb6a 
  3. Comparador de Constituciones del Mundo. Hungría 2011.
  4. https://www.bcn.cl/procesoconstituyente/comparadordeconstituciones/constitucion/hun (27 marzo, 2023). 
  5. Darby, H. C., Seton-Wason R.W., Auty, P., Laffan, R.G.D. y Clissold, S. (1972). Breve Historia de Yugoslavia. Espasa Calpe, Austral, Madrid.  
  6. Doherty Luduvice, V. (11 de marzo de 2023). ¿Quién es la mujer que protesta en Georgia enarbolando la bandera de la UE?. El País.
  7. https://elpais.com/videos/2023-03-11/video protestas-en-georgia-quien-es-la-mujer-detras-de-la-bandera-de-la-union europea.html
  8. Euronews. (23 de julio de 2022). Orbán defiende “una raza húngara no  mezclada”. https://es.euronews.com/2022/07/23/orban-defiende-una-raza-hungara-nomezclada
  9. Guerzoni, M. (18 de marzo de 2023). Meloni al congresso Cgil: Bella ciao e i peluche della protesta. La premier ironizza: «Ma Ferragni è una metalmeccanica?». Corriere della Sera.
  10. https://www.corriere.it/politica/23_marzo_18/meloni-congressocgil-bellaciao-peluche-protesta-premier-ironizza-ma-ferragni-metalmeccanica-a7c3a16cc4fa11ed-a953-36a49a3e7ce8.shtml?refresh_ce
  11. Marxists Internet Archive. (enero de 2005). Constitución soviética de 1936. https://www.marxists.org/espanol/tematica/histsov/constitucion1936.htm .
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Marcos Bartolomé Terreros est espagnol, né en 2003. Il est étudiant dans la double licence de droit français et espagnol à l'Université Complutense de Madrid et à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il s'intéresse à la politique, la littérature et le cinéma.

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