Les politiques scolaires européennes : De la démocratie à l’entreprise

Il était inévitable que le procès d’intégration européenne aurait aboutit, à un moment donné de son développement, à la recherche d’une homogénéité et d’une cohérence au niveau des politiques éducatives nationales. Il est autant évident que le fonctionnement de la formation publique et obligatoire soit finalisé à la production et à l’insertion des étudiants sur le marché du travail, et que donc l’éducation soit affrontée, dans l’action politique nationale, comme un moyen par lequel entrevoir, en perspective, son propre rôle et son propre poids sur l’échiquier de l’économie globale. Ou bien, pour entrevoir sa propre compétitivité économique par la performativité des étudiants et des systèmes scolaires, en reprenant le vocabulaire de la Commission européenne. Le rapport de monitorage de l’Espace européen de l’éducation et de la formation 2021, coordonné par la commissaire européenne chargée à l’innovation, à la recherche, à la culture, à l’éducation et à la jeunesse, Mariya Gabriel – le dernier rapport à la Commission sur l’état  de l’éducation dans l’Union – le précise explicitement, dans le cas où la logique du rapport entretenu entre école et production dans les économies de marché ne serait pas une preuve suffisante. Au-delà des bonnes intentions sur l’effort de garantir à tous les citoyens les mêmes opportunités d’éducation et de travail, bonnes intentions sur lesquelles nous reviendrons, l’objectif qui passe dans cette phase surtout par le projet Next Generation EU, est ouvertement d’augmenter la performativité et la compétitivité. Ces deux mots sont répétés continuellement dans les projets d’investissement nationaux des fonds destinés à la relance post-covid comme des axes à renforcer, comme des objectifs  d’investissement : parmi les autres éléments, la numérisation est l’aspect le plus mis en avant. Une fois constaté, avec une surprise un peu naïve, l’hypocrisie du discours universaliste des institutions européennes sur l’école, nous essaierons de voir quels sont et ont été les objectifs réels des Etats membres, les politiques actives concrètes poursuivies et à poursuivre par les démocraties européennes dans la construction de l’instrument central de garantie et de progrès d’une démocratie réelle : l’école publique. Dans le langage politique même des unions sacrées social-libérales européennes, une école gratuite et de qualité, qui fonctionne comme égalisateur des chances, est la prémisse incontournable du régime libre et démocratique de l’Occident avancé, en dépit de la liberté d’opinion et de l’habeas corpus, facilement sacrifiés même sur le plan du discours. Le mythe européen repose sur l’école publique comme clé de voûte d’un monde démocratique, pacifique et heureux : mais au-delà de l’universalisme et des droits formels, qu’a-t-on fait et que fait-on ? (On va considérer, parmi les 27 pays membres de l’UE, exclusivement l’Espagne, la France, l’Allemagne et l’Italie: les pays les plus peuplés de l’Union et parmi lesquels il est plus simple d’individuer des parallélismes.)

Pour Nico Hirtt, professeur et essayiste belge-luxembourgeois, fondateur de l’Aped (Appel pour une école démocratique) les politiques européennes en matière d’éducation ont commencé au-dehors du cadre institutionnel, par initiative privée d’une lobby industrielle qui réunissait les PDG des principaux groupes du continent, de Lufthansa jusqu’à Nestlé, cette lobby deviendra partie intégrante des mécanismes politico-économiques de l’Union. La première réunion de l’ERT (European Round Table of Industrialists) se déroule en 1983, et en 1989 se forme “un groupe de travail éducation” qui publie, la même année, un rapport intitulé « Education et compétences en Europe”. Le concept de “compétences” et de leur implémentation par rapport aux “savoirs” sera le mantra du réformisme scolaire européen récent. Un mantra plus subtil et moinx vulgaire de se donner comme objectif la “compétitivité”, dans laquelle la perspective d’économiser sur le coût du travail est explicite. La poussée vers les compétences, sur le plan du discours, et au-delà de la valeur pédagogique réelle, se présente comme un élément révolutionnaire de dynamisme didactique, presque soixante-huitard, qui s’oppose au “notionnisme” traditionnel. Un terme ambigu et large dont le sens didactique essentiel est le développement des soft skills , d’une flexibilité e une efficience qui permettent l’exécution d’opérations davantage “complexes” où l’avancement du côté des “compétences numériques” joue un rôle décisif. Le rapport de ‘89 du groupe de travail de l’ERT se plaignait d’un décalage excessif entre politiques scolaires nationales, concentrées par une bureaucratie centralisée, et intérêts de l’industrie et de l’entreprenariat, intérêts ignorés lors de la légifération des pays du continent. En reprenant des passages cités par Hirtt dans un article de 2002, on peut remarquer comment cette relation décrivait “l’importance stratégique vitale de la formation et de l’éducation pour la compétitivité européenne” et exige un “renouvellement accéléré des systèmes éducatifs et de leurs curricula”. Il est souligné que “l’industrie a une influence très limitée sur les programmes d’étude”, et que les enseignants ont “une compréhension insuffisante du milieu économique, de l’entreprise et du profit” et qu’ils ne comprennent pas les “exigences de l’industrie”. Les réformes de l’école faites en Allemagne, Italie, France et Espagne les vingt dernières années, comparées à cette relation, qui exprimait les perspectives du néolibéralisme pendant que s’écroulait le socialisme réel, sont le fruit évident d’un dessein politique, économique et social dicté directement par les oligarchies qui manipulent les fils du capitalisme européen: le plan de ce dernier qui, une fois sorti victorieux de la Guerre froide, aurait réorganisé la société à partir des fondations maintenant que, pour le dire avec les mots de Francis Fukuyama, l’Histoire était finie, et le communisme un cauchemar relégué dans les annales. Avec l’application du Traité de Maastricht en 1992 les institutions européennes commencent à s’occuper directement de l’école, en donnant la possibilité à la Commission la possibilité d’interventions directes. L’Europe de Maastricht produit une littérature gigantesque sur l’éducation comme secteur stratégique et explicite de façon incontrovertible quels sont ses objectifs et dans l’intérêt de qui va agir la Commission. Il serait peu utile de reconstruire tout ce qui a été dit et décidé au niveau européen, tandis qu’il serait davantage intéressant de voir, du point de vue interne, quelles ont été les politiques actives exécutés par les gouvernements nationaux en matière d’éducation depuis Maastricht. 

Avant de faire ceci il est nécessaire de rappeler comment, pour plusieurs facteurs, pendant la deuxième moitié du XXe siècle en nombreux pays d’Europe a été effectuée une scolarisation de masse historiquement inédite: les classes populaires ont ainsi accédé à des rôles culturels et sociaux clé desquels précédemment elles étaient exclues, en menant à une démocratisation profonde de l’Europe industrialisée. Des oeuvres comme Les Héritiers (1964) par Pierre Bourdieu ou Lettres à une professeure par Lorenzo Milani sont un symbole du changement de l’école de cette période, et les mouvements étudiants et ouvriers de 1968 et des  années qui suivent peuvent être lus, en fonction du contexte spécifique, comme une conséquence ou comme une cause de ce procès. La combinaison entre nécessité de main d’œuvre qualifiée, effort subjectif dans la construction d’une démocratie réelle et la tension sociale et politique de la Guerre Froide, dans un vieux continent qui était le champ de bataille politique et idéologique des deux blocs, ont mené à l’école comme étant une réalité œcuménique et appartenant à tous les secteurs de la société, en ouvrant aussi à la possibilité, pour les couches plus pauvres de la société, de poursuivre les études supérieures. Mesures dans cette direction ont été la Loi Faure de ‘68 en France et les réformes entre les années ‘60 et ‘70 surtout en Italie, mais aussi dans la République fédérale allemande et dans le Royaume Uni. 

En revenant aux années ‘90 on peut remarquer comment l’activité législative, au moins depuis Maastricht, a pris une direction opposée. En Italie déjà dès 1995 une réforme voulue par un gouvernement de centre-gauche a inauguré un sillon de politiques scolaires approfondie et poursuivie par les ministres de l’éducation de Silvio Berlusconi, Letizia Moratti en 2003 et Mariastella Gelmini en 2008. Présentées par le Cavaliere comme un renouveau modernisateur, ces réformes tournaient autour d’un slogan emblématique: “entreprise, anglais et informatique”. En 2005 en France la Loi Fillon, sous la présidence de Jacques Chirac, appliquait des changements dans la même direction: un fondamental rapprochement aux exigences des entreprises et une implémentation des disciplines STEM, au détriment des sciences humaines et littéraires, une politique poursuivie aussi par la présidence de Nicolas Sarkozy, qui a été un des premiers leaders politiques européens à parler d’alternance du monde scolaire dans sa totalité avec le monde du travail, et d’une décentralisation administrative stratégique des établissements. En Espagne, par contre, l’alternance entre des gouvernements de centre-gauche et de centre-droite a concentré le débat public sur des problèmes axiologiques qui vont laisser en deuxième plan la discussion sur les aspects apparemment moins techniques, qui, en dernier ressort, sont les plus décisifs. De cette façon la laïcisation du système scolaire et la réalisation d’une démocratisation manquée à cause de la dictature franquiste ont été à l’ordre du jour dans les gouvernements Aznar (Partido Popular) et Zapatero (Partido Socialista y Obrero Español). Mais, ensuite, la Ley orgánica para la mejora de la calidad educativa (LOMCE) de 2013, sous le gouvernement de Mariano Rajoy (PP) a effectué de lourdes réductions budgétaires et appliqué une politique de transformation de l’école publique sur le modèle de l’entreprise, comme dans les autres pays européens, en cohérence avec les directives d’austérité de l’Union après la crise de 2008. Quant à l’Allemagne, elle a été la première à inaugurer cette vague de privatisation et de professionnalisation de l’école publique. Les ministres de l’éducation du chancelier Helmut Kohl, père de l’Allemagne et de l’Europe unies, « vainqueur »de l’RDA, se oeuvrèrent dès l’unification en 1990 pour un développement des déjà cités asset stratégiques de la politique scolaire européenne, en restant toujours à l’avant-garde en ce champ. Mais une accélération remarquable a eu lieu ces six dernières années. En Italie le “bijoux” de la politique réformatrice du premier ministre Matteo Renzi (à l’époque chef de file du Parti Démocrate) la soit-dite “Bonne école” de 2017 que, parmi les autres mesures dans la même direction, a rendu obligatoire l’alternance école-travail pour l’accès au bac de tous les étudiants de l’école secondaire: en la pratiquant, en 2022, sont décédés trois élèves. En France une accélération des rythmes de privatisation et professionnalisation de l’école a été réalisée par les politiques du très contesté ministre Jean-Michel Blanquer le long du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. A la réélection de l’ex banquier d’Amiens en 2022, est suivie l’annonce que, avec le nouveau Ministre de l’Education nationale Pap Ndiaye, viendra effectuée une réforme des Lycées professionnels qui prévoit une augmentation des stages du 50%. Des éléments similaires sont présents aussi en Espagne, dans les politiques menées actuellement par le gouvernement de Pedro Sanchez. Le premier ministre socialiste lors de son élection en 2018 a renommé le Ministre de l’éducation en Ministère de l’education et de la Formation professionnelle, outre à avoir appliqué des politiques qui ont profondément réorganisé les contenus didactiques en supprimant le critère chronologique dans l’enseignement en le basant sur un parcours thématique, qui a, de cette façon diminué la cultivation des savoirs en faveur du développement des compétences

Le fruit des politiques des derniers vingt ou trente ans en Europe – qu’on a constaté être cohérentes et homogènes – est inquiétant: de 2008 à 2018 a été enregistré par les tests PISA (la très discutable institution statistique qui sert à guider les politiques scolaires des pays OCDE) un détériorement global des facultés en lecture et en sciences naturelles, tandis que les capacités en mathématiques restent fondamentalement stables. 

Il s’agit clairement de la réalisation politique du dessein de l’ERT en ‘89 et il est évident comment l’orientation politique des gouvernements soit indifférente au contenu des politique actives effectuées. Toujours Nico Hirtt parlait de “massification sans démocratisation” : une fois conquise l’école pour tous s’était impossible de s’attaquer à l’égalité formelle. Il fallait bouleverser les contenus didactiques  et pédagogiques, à partir de la façon d’etre ensemble. Le philosophe anglais dans Réalisme capitaliste réfléchissait, en tant que professeur d’école secondaire, sur l’évolution des lycéens britanniques et sur les effets des politiques tatcheriennes et de Tony Blair. Non seulement il était d’accord avec la thèse de  Hirtt, mais observait comment l’école avait changé de fonction sociale à une rapidité surprenante, en devenant un vecteur d’aliénation et d’isolement des individus de façon inexplicable par rapport à sa fonction essentielle de espace agrégatif, en constatant comment l’éducation était devenu un remarquable outil d’endoctrinement idéologique à travers, justement, la nouvelle centralité de l’hyper-compétitivité sauvage et de la performativité. Après la Seconde Guerre Mondiale l’école fonctionnait de façon différente aussi en vertu de l’expansion économique du  capitalisme occidental, qui permettait une ascension sociale par les études. Mais une fois le néolibéralisme remonté à la surface comme modèle économique et idéologique universel, les perspective de croissance économique ont été freinés, et les crises globales se succèdent à rythmes frénétiques, parmi collapses financiers, pandémie, apocalypse climatique et guerres. La même chose est valable pour les possibilités d’ émancipation individuelle, de s’enrichir conscients d’etre partie essentielle du développement des forces productives. Ce sont des éléments de crise présents en embryon déjà avec l’avènement du taylorisme. Dans l’après-guerre la scolarisation de masse avait posé directement la question du pouvoir. Les classes populaires pendant la Guerre froide, une fois éduquées, ne tardaient pas à se soulever : ce n’est  pas une coïncidence si en Europe  il ya eu une accélération et un durcissement des luttes sociales juste après les acquis étudiants de ‘68. Différemment de comment on nous annonçait, l’Histoire est encore à écrire : nonobstant la technocratie et l’apparent malfonctionnement du parlementarisme, interstices de démocratie peuvent être conquis par l’instauration de rapport de force qui défendent les intérêts des classes travailleuses.

Ismaele Calaciura Errante

+ posts

Ismaele Calaciura Errante est né à Rome en 2003. Étudiant dans une double licence en Philosophie à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et en Lettres modernes à l'université Sorbonne Nouvelle de Paris, il participe aux mouvements sociaux et étudiants français et italiens.

Retour en haut