Une réforme des retraites injuste dans le fond, inquiétante sur la forme

La nouvelle réforme des retraites adoptée le 20 mars à l’Assemblée Nationale, dont le principal effet est le recul de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans, pose question. Après une campagne de communication plus que désastreuse de la part du gouvernement, et une vaste mobilisation sociale portée à la fois par des syndicats qui connaissent un nouveau souffle, et des oppositions galvanisées par les approximations et les errances démocratiques du pouvoir en place, le temps est venu de décortiquer une réforme aussi injuste socialement qu’inquiétante sur le plan légal et constitutionnel. 

Si la réforme fait l’objet d’un rejet aussi unanime, c’est parce qu’elle s’attaque précisément aux personnes qui ont davantage besoin de bénéficier du système de protection sociale des retraites, et qui se voient ainsi contraints de différer leur départ. Celles-ci ont souvent commencé tôt leur carrière professionnelle, ont pour la plupart du temps travaillé dans des conditions difficiles avec à la clé une moindre valorisation et une plus faible rémunération. Les effets de la réforme sont par ailleurs susceptibles de toucher en grande partie les femmes puisque 51% d’entre elles1 quittent aujourd’hui le monde du travail en ayant une carrière incomplète (80% pour des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes). De manière générale, le recul de l’âge de départ à la retraite est un poids supplémentaire pour les plus modestes. Il serait d’ailleurs trompeur de croire que les travailleurs des catégories sociales les moins favorisées partiraient immédiatement à la retraite dès l’âge légal requis. Ceux-ci doivent parfois travailler plus longtemps pour compléter leur retraite et bien au-delà de l’âge légal, afin de pallier une situation économique compliquée alors même que leurs conditions de travail se caractérisent par leur pénibilité. 

Pour ce qui concerne le reste de la population, et plus précisément ceux qui ont suivi de plus longues études, ils sont aussi affectés par la réforme mais dans une moindre mesure. S’ils doivent déjà travailler par principe plus longtemps, mais dans des conditions de travail plus favorables, ils perdent évidemment la surcote (c’est-à-dire la majoration des pensions obtenue lorsque l’on dépasse l’âge légal). Il ne s’agit donc pour les plus avantagés que d’un préjudice économique mineur qui, comme nous allons le voir, n’affecte pas vraiment leur départ à la retraite. Une récente étude de l’Institut des Politiques Publiques2 démontre que les catégories sociales les plus aisées partent généralement plus tôt. En disposant d’un patrimoine personnel et familial leur permettant d’amortir la décote et de ne pas compter uniquement sur le système de pensions, elles disposent de davantage de marge de manœuvre dans leur décision de partir ou non à la retraite. L’économiste Philippe Askenazy, dans une tribune au Monde3, explique par ailleurs que les populations qui disposent d’un patrimoine par accumulation ou par héritage peuvent facilement s’affranchir des réformes visant à allonger le temps de travail. À l’aide de ressources économiques plus importantes (à titre indicatif, selon l’Observatoire des inégalités4, les hommes cadres supérieurs peuvent espérer toucher 930 000 euros de pension de retraite au cours de leur vie, contre moins de 300 000 euros pour les ouvriers), et étant moins “endurées” par le travail (au sens physique du terme), les catégories sociales les plus favorisées peuvent aspirer à une retraite plus heureuse, et généralement plus longue. Une étude5 publiée en 2022 par le normalien et doctorant en économie à l’Université de Paris-Nanterre et à l’Ecole d’Économie de Paris Ulysse Lojkine démontre que les quinquagénaires ayant les 40 % de plus petits revenus ont environ un risque sur trois d’avoir une retraite de moins de dix ans, et 15 % de risque de ne pas avoir de retraite du tout. L’auteur s’explique en ces termes : “Ces individus seront donc les premières victimes d’un décalage de l’âge légal de départ à la retraite, même en tenant compte d’un âge de départ à 62 ans pour les personnes ayant droit à une retraite anticipée : ils y perdraient parfois la possibilité d’atteindre l’âge du départ en retraite et, plus souvent, les “meilleures années” d’une retraite déjà bien plus courte que la moyenne”. La réforme des retraites est donc injuste socialement car elle concentre ses effets sur les plus précaires, sans affecter véritablement ceux qui ont les moyens de se passer d’un tel système de protection. 

L’un des principaux arguments avancés par le gouvernement pour justifier la réforme des retraites repose sur l’allongement de l’espérance de vie. Il s’agit d’une évolution difficilement contestable (c’est un phénomène qui affecte l’ensemble des pays européens), mais qui ne saurait justifier l’exigence de travailler plus longtemps. En ce sens, il serait intéressant de prendre en compte les gains de productivité que représentent aujourd’hui les travailleurs (en moyenne, un travailleur français en 2022 est trois fois plus productif que dans les années 1960). Si nous vivons plus longtemps, nous travaillons aussi plus efficacement en produisant par le travail davantage de richesses. Au-delà de l’allongement de l’espérance de vie, la donnée essentielle à prendre en compte nous semble être l’espérance de vie en bonne santé, un indicatif de mesure qui évalue le nombre d’années qu’une personne peut compter vivre sans souffrir d’incapacité dans les gestes de la vie quotidienne. Si l’espérance de vie à la naissance s’allonge, l’espérance de vie en bonne santé, elle, a plutôt tendance à stagner et se situe à des âges beaucoup moins avancés. Selon l’INSEE6, l’espérance de vie à la naissance est passée en France de 2004 à 2020 de 83,8 à 85,1 ans pour les femmes, et de 76,7 à 79,1 ans pour les hommes. En comparaison, l’espérance de vie en bonne santé, pour la même période, est passée en France de 64,2 à 65,3 ans pour les femmes, et de 61,5 à 63,9 ans pour les hommes. Il est par ailleurs évident que ce sont précisément les travailleurs les plus précaires qui se situent dans les marges les plus basses de ces prévisions statistiques. Le recul de l’âge légal de départ ne peut donc pas se satisfaire du simple allongement de l’espérance de vie. D’autre part, s’il prétend permettre d’importantes économies, il ne fait en réalité que déplacer le problème. En effet, en France, d’après la DREES7 (La direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques) 1,4 millions de personnes âgées de 53 à 69 ans -dont majoritairement des femmes- ne perçoivent ni revenu, ni pension de retraite. Alors qu’il est déjà difficile pour cette tranche d’âge de trouver un emploi, la mesure ne ferait qu’augmenter le nombre de personnes susceptibles de percevoir les minima sociaux, ainsi qu’allonger la durée de paiement de la part de l’Etat, ce qui réduit drastiquement l’espoir de réduire les dépenses publiques en matière d’allocations sociales. 

Apparaît aussi, de la part du gouvernement, l’injonction de comparer l’âge légal de départ à la retraite requis en France vis-à-vis de ses voisins européens (dans le bus de justifier la nécessité de s’aligner sur eux). Tout d’abord, il serait bon d’avertir : ne tombons pas dans le piège des comparaisons faciles qui ne visent qu’à alimenter la surenchère du Dumping social, et qui mènent finalement les différents gouvernements européens à se poser toujours la même question “Qui sera le plus compétitif en protégeant le moins ses travailleurs ?”. 

Il est vrai que la majorité des pays entourant la France disposent d’un âge légal de départ à la retraite plus avancé. Alors qu’il est désormais de 64 ans en France, celui-ci est de 65 ans en Espagne, de 67 ans en Italie, en Allemagne et au Danemark, ou encore de 66 ans au Portugal et en Irlande8. Cependant, maintenir l’âge légal au plus bas, c’est aussi amortir la pauvreté. La France est en effet l’un des pays européens avec le plus faible taux de risque de pauvreté concernant les plus de 65 ans. (Le taux de risque de pauvreté est défini comme la part des personnes ayant un revenu disponible équivalent (après transferts sociaux) inférieur au seuil de risque de pauvreté, fixé par Eurostat à 60 % du revenu disponible équivalent médian national après transferts sociaux.) Celui-ci s’élève à 19,4 % en Allemagne, 17,5% en Espagne, 20,4% en Irlande ou encore 15,6% en Italie, tandis qu’en France, il n’est que de 10,9%. Seuls le Luxembourg, la Slovaquie et la République tchèque font mieux (respectivement 9,1%, 10,3% et 10,5%). Reculer l’âge légal, c’est donc prendre le risque d’affaiblir notre protection sociale, d’augmenter les inégalités et de dégrader les conditions de vie des seniors. 

D’autres comparaisons possibles mettent davantage en avant les différences en termes de conditions de travail à l’échelle européenne. Une étude de l’OIT9 (Organisation Internationale du Travail) met en avant le retard de la France en matière de risques physiques et psychosociaux. Alors que la moitié des morts liées au travail concernent l’exposition à des substances chimiques (rapport de la Commission européenne datant de 2014), la France se place 25ème sur les 28 pays européens à l’étude concernant trois des facteurs de risques les plus importants. A titre indicatif, en matière de risques liés aux agents chimiques et biologiques, la France est 27ème, devançant de peu la Roumanie. La France est également 25ème sur 28 pour ce qui concerne l’exposition aux risques ambiants (devant la Grèce, l’Espagne et la Roumanie), et les risques liés à la posture et aux gestes exécutés au travail (devant la Grèce, Chypre et la Roumanie). Toujours selon la même étude, les français travaillent plus de temps en termes d’heures travaillées par semaine que la majorité des pays européens (davantage que les allemands, danois, espagnols, italiens, néerlandais et britanniques.) Si certains considèrent le système de retraites français trop généreux, le monde du travail en France l’est-il tout autant ? 

Il est indéniable de constater que la France fait partie des pays de l’Union européenne qui dépense le plus pour son système de retraites. En 2020, selon l’INSEE10, la France consacrait environ 15,9% de son PIB au financement de son système de retraites. Ce chiffre est moins élevé concernant la majorité des autres pays membres (12,6% pour l’Allemagne, 14,5% pour l’Espagne, 11,2% pour la Suède ou encore 13,6% pour la Belgique). Pour la même année, seule la Grèce et l’Italie ont davantage dépensé que la France dans le domaine des pensions (respectivement 17,8% et 17,6% du PIB). Le système de financement des retraites est évidemment un enjeu pour la France alors même qu’elle doit faire face à un important niveau d’endettement (2 950 milliards d’euros à la fin du quatrième trimestre 202211). A ce défi économique structurel en matière de dépenses publiques, s’ajoute le dernier rapport du COR (Conseil d’orientation des retraites) publié en septembre 2022, qui prévoit à travers l’un de ses scénarios pessimistes, un déficit de 12 milliards d’euros à partir de 2027 dans les caisses publiques destinées aux pensions. Il apparaît clair qu’au regard de ces données, la France semble en bien mauvaise posture pour assurer le financement de l’un de ses plus importants systèmes de protection sociale. En réponse, nous pouvons affirmer que les prévisions du COR n’ont été publiées qu’à titre indicatif, et ne reflètent aucune certitude vis-à-vis d’un contexte économique qui peut encore changer. Les prévisions du COR manient en effet des variables complexes et qui se conjuguent en rapport avec des facteurs sociaux et économiques très instables – il est d’ailleurs à noter qu’au contraire, certaines de ses prévisions les plus optimistes misent sur la stabilité du système, et que d’autre part, la balance est pour l’instant excédentaire -. 

Il peut être louable pour un gouvernement de se soucier des problématiques futures d’un système qui ne semble pas absolument équilibré -mais qui n’est pas non plus en péril-. Cependant, reculer l’âge légal de départ à la retraite est-elle la seule mesure permettant de garantir sans équivoque la viabilité de celui-ci ? Evidemment, non. Michael Zemmour, maître de conférences en économie à l’université Paris Panthéon Sorbonne et chercheur au LIEPP (Sciences Po) met avant l’existence de trois leviers traditionnels à disposition des gouvernements pour ajuster le système de retraites au gré des conjonctures. Si la régulation de l’âge légal en fait partie, vient aussi la possibilité de “jouer” sur le niveau des pensions (la désindexation des pensions a été l’outil employé sous Hollande), ainsi que l’opportunité de chercher des moyens de financements extérieurs afin d’obtenir les recettes suffisantes. Parmi ces financements, plusieurs options sont possibles : revenir sur les baisses d’impôts pour les entreprises, augmenter la CSG (Cotisation sociale généralisée) pour les plus aisés ou encore taxer les plus grandes fortunes (notons l’idée intéressante de l’ONG OXFAM qui propose de taxer à hauteur de 2% la fortune des milliardaires français qui s’élève à ce jour à plus de 542 milliards d’euros12). Toujours selon l’économiste, c’est précisément la question du montant des cotisations, présentée comme une alternative, qui doit être privilégiée. En accord avec les prévisions du COR, une augmentation de 0,8 point de cotisation permettrait d’assurer l’équilibre financier en 2027 (soit environ 14€ pour un salarié percevant le SMIC). 

Une telle augmentation des cotisations pourrait être logiquement partagée avec les employeurs et l’Etat. En ce sens, la réforme élaborée par le gouvernement n’a rien “d’équilibré” (tel était le terme censé la caractériser). A titre de contre-exemple, la précédente réforme des retraites baptisée “réforme touraine” entrée en vigueur en 2014, présentait au moins l’avantage de répartir les efforts consentis entre plusieurs acteurs. (La réforme Touraine a pour conséquence l’allongement progressif de la durée de travail à raison d’un trimestre tous les trois ans de 2020 à 2035. À terme, l’objectif est de porter le nombre de trimestres requis pour une pension à taux plein à 172 (soit 43 années), pour les personnes nées en 1973 et les suivantes. Le principal effet de la réforme Touraine est de reporter les départs en retraite, pour éviter une décote de la pension, ce qui relève de facto l’âge de départ effectif.13) Sur les 21,6 milliards d’économies visés en 2040 par la réforme Touraine, 16% proviennent des entreprises, 16% des salariés cotisants, 20% des retraités actuels et enfin 48% proviennent des actifs contraints de différer leur départ14. La réforme des retraites telle qu’elle a été adoptée par le gouvernement Borne en 2023, repose, elle, à 100% sur les travailleurs. 

La réforme des retraites devant restaurer l’équilibre du financement du système des retraites est donc injuste socialement car elle repose sur les catégories sociales les plus défavorisées -déjà fragilisées par la crise sanitaire et l’inflation- mais aussi déséquilibrée et adoptée au mépris de la myriade d’alternatives possibles qui aurait pu permettre d’apaiser la colère sociale. En somme, avant de parler du recul de l’âge légal en exigeant un ultime sacrifice aux travailleurs, le gouvernement n’aurait-il pas été plus avisé d’aborder la crise du travail qui saisit la France ou de songer à d’autres sources de financement? 

Il nous semblait également nécessaire d’aborder, outre le fond du projet de loi, la forme. C’est-à-dire de son “adoption” par le parlement, et du contrôle, décevant, opéré par le Conseil constitutionnel saisi de sa constitutionnalité. En effet, la décision de notre juridiction constitutionnelle parachève cet aspect “formel” du texte en permettant sa promulgation, mais loin d’offrir un apaisement et un esprit de concorde, elle offre en réalité du doute voire même de l’inquiétude. 

Avant d’entrer davantage dans les détails de la décision rendue le 14 avril 202315, il semble nécessaire d’évoquer, en grossissant à gros traits, la genèse du Conseil constitutionnel pour essayer d’en tirer un éclairage historique permettant de mettre en perspective la décision rendue le 14 avril. Il faut noter tout d’abord que l’existence d’un organe constitué, chargé du contrôle de la constitutionnalité des lois, donc de s’assurer que les lois sont conformes à la Constitution, n’allait pas de soi. En effet, l’idée d’un contrôle de constitutionnalité trouve son essor chez Hans KELSEN et voit diverses applications au début du XXe siècle, comme en Autriche avec la création d’une Cour constitutionnelle par la constitution autrichienne de 1920. Pour autant en France, le légicentrisme, c’est-à-dire l’idée que la loi est la norme de référence absolue même au-dessus de la Constitution, rend nécessairement difficile l’implantation d’un tel contrôle. L’éphémère IVe République voit ainsi la naissance d’un Comité constitutionnel dont le nom renseigne déjà sur l’absence de contrôle effectif. Avec la Constitution de la Ve République, si le Conseil remplace le Comité et est doté de pouvoirs plus importants, il semble garder traces d’une idée légicentriste. En effet, Michel TROPER rappelait notamment en 201016 dans un dossier consacré à “l’Histoire du contrôle de constitutionnalité” la fameuse “théorie de l’aiguilleur” de Louis FAVOREU. Sans vouloir dénaturer la notion, il serait possible d’en tirer l’idée que l’office du juge constitutionnel, lorsqu’il est amené à contrôler la constitutionnalité d’une lois, serait simplement de s’assurer de sa conformité procédurale à la constitution, et non d’aller dans le fond de la loi. 

Cette idée a été celle du Conseil pendant les premières années de son existence, couplée à l’idée qu’il était nécessaire de rationaliser le parlementarisme, le Conseil se chargeant de s’assurer de la bonne répartition des compétences entre la loi et le règlement17. Toutefois, sa décision du 16 juillet 1971 sur la Liberté d’association18 va changer la donne : l’office du Conseil constitutionnel n’est pas seulement d’être un aiguilleur, mais il s’intéresse aussi au fond de la loi eu égard notamment aux principes constitutionnels19 qu’il va parfois tirer du préambule de la constitution de 1946 et de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789. 

Ainsi sans être devenu Cour le Conseil n’hésite pas pour autant à renouveler son office et faire preuve d’audace, aussi bien pour la protection des droits des individus, que dans la traduction matérielle de ce qu’est l’Etat de droit, à savoir une soumission effective au Droit, et non pas seulement à la loi, de l’ensemble des pouvoirs. Cette audace va se poursuivre et n’est pas limitée à 1971 : les années 1990 voient une certaine apogée du Conseil notamment avec la Présidence de Robert BADINTER qui n’hésitera pas à censurer des lois contraires aux droits des individus, notamment la loi “Pasqua” relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France20

Ce rapide tour historique démontre combien un contrôle de constitutionnalité effectif n’est ni une évidence, ni un acquis. Pour autant il apparaît nécessaire dans un Etat qui se veut démocratique et respectueux de l’Etat de droit et des libertés. 

Certes la question de la réforme des retraites ne questionne pas nécessairement la protection des libertés, mais reste que la décision du 14 avril interroge sur sa motivation en droit et par là même, plus fondamentalement, sur l’étendu du contrôle de constitutionnalité à venir en France. 

Concernant le fond de la décision du Conseil, le professeur Dominique ROUSSEAU estime notamment qu’elle est “mal fondée et mal motivée en droit”21. Il évoque ainsi les contradictions apparentes du Conseil constitutionnel : admettant à la fois que les ministres ont déclaré des “estimations erronées22 (§65 de la décision), que le gouvernement a eu recours “cumulativement pour accélérer l’examen de la loi déférée” à certaines procédures (§69) notamment de vote bloqué, de clôture des débats, ou d’examen en priorité de certains amendements ; mais tout en affirmant in fine qu’il n’y a pas eu de méconnaissance de la Constitution et de l’exigence de clarté et de sincérité du débat parlementaire. 

Toutes ces procédures ne sont pas en elles-mêmes contestables, puisqu’elles sont prévues aussi bien par la Constitution que par les règlements des assemblées. Ce qui peut poser problème en revanche c’est bien l’utilisation combinée, répétée et intéressée de ces procédures pour faire adopter la loi le plus rapidement possible. Une telle utilisation pourrait être de nature à méconnaître les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire, en plus de retirer aux citoyens la possibilité d’un débat apaisé, donc démocratique. 

De plus, le contrôle sur l’utilisation de l’article 47-1 de la Constitution comme véhicule législatif, ne semble pas davantage satisfaisant. Dominique Rousseau souligne ainsi qu’il existe une différence notable, à la lecture de la Constitution, entre une loi ordinaire de l’article 34 qui permet notamment de déterminer les “principes fondamentaux” du droit du travail et de la sécurité sociale ; et une loi de financement qui, selon Dominique Rousseau, “a pour objet de modifier en cours d’année les objectifs de dépenses de la Sécurité sociale”. Or, le projet de loi déféré au Conseil constitutionnel semblait bien avoir pour objectif de déterminer des principes fondamentaux, puisqu’il pose pour le futur des règles relatives notamment à l’âge de départ à la retraite avec le report de l’âge légal de départ à 64 ans. 

Mais ce n’est pas le raisonnement que le Conseil constitutionnel a suivi puisqu’il affirme au contraire qu’il “n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur à cet égard [sur le choix de ne pas recourir à une loi ordinaire], mais uniquement de s’assurer que ces dispositions se rattachent à l’une des catégories mentionnées à l’article L.O. 111-3-12 du Code de la sécurité sociale” (§11). 

Cette décision semble donc matérialiser un contrôle sur la forme, en omettant au passage l’esprit du texte. Retour de “l’aiguilleur” ? Probablement pas, et même si tel était le cas nous n’aurions pas la présomption de l’affirmer. L’idée n’est pas de se croire spécialiste en droit constitutionnel, mais simplement d’apporter une vision critique, citoyenne, sur la réception de la réforme des retraites par le Conseil constitutionnel. 

Robert Badinter dans une Tribune au journal Le Monde23 en 1993 en réponse à Edouard Balladur après la censure de la loi Pasqua, considérait qu’il “n’est point de démocratie naissante qui ne se soit dotée d’une Cour constitutionnelle”. 

Aujourd’hui, la décision du 14 avril 2023 et le comportement du gouvernement pour faire adopter la réforme des retraites donneraient plutôt à voir qu’il n’est point de démocratie déclinante qui ne soit dotée d’un Conseil constitutionnel diminué. 

Paul Baumelou et Maxence Laugier

RÉFÉRENCES :

1 https://www.oxfamfrance.org/inegalites-et-justice-fiscale/reforme-retraites-injuste/#1674055653772-6fd29369-d35d 

2 https://blog.ipp.eu/2023/02/11/age-de-depart-a-la-retraite-en-perspective-historique/ 

3 https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/11/reforme-des-retraites-les-personnes-qui-disposent-d-un-patrimoine-par-accumulation-ou-par-heritage-peuvent-s-en-affranchir_6157469_3232.html 

4 https://www.inegalites.fr/retraite-montant-global-des-pensions-par-categorie-social

5 https://hal.science/hal-03770357v1/document 

6 https://www.insee.fr/fr/statistiques/3281641?sommaire=3281778#tableau-figure2 

https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications/etudes-et-resultats/un-tiers-des-seniors-sans-emploi-ni-ret raite-vivent-en-dessous-du

8 https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/carte-le-taux-de-pauvrete-des-retraites-en-europe/#:~:text=La%20pauvreté%20menace%20en%20moyenne%2016%2C8%20%25%20des%20plus%20de,Eurostat%20(donn ées%20de%202021). 

https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—dgreports/—dcomm/—publ/documents/publication/wcms_696174.pdf 

10 https://www.insee.fr/fr/statistiques/2417714 

11https://www.insee.fr/fr/statistiques/7232607 

12 https://www.oxfamfrance.org/inegalites-et-justice-fiscale/idees-recues-reforme-retraites/#:~:text=Dans%20son%20dernier%20rapport%20sur,hors%2Dde%2Dcontr%C3%B4le%20%C2%BB

13 Public Sénat à propos de la réforme Touraine : https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/retraites-ce-qu-il-faut-savoir-de-la-reforme-touraine-qui-modif ie-la-duree-de 

14 www.lagrandeconversation.com/economie/une-autre-reforme-des-retraites-est-possible/ 

15 Décision n° 2023-849 DC du 14 avril 2023 

16 Cahiers du Conseil constitutionnel n°28 (Dossier : l’Histoire du contrôle de constitutionnalité) Juillet 2020 

17 Charles EISENMANN parlait ainsi s’agissant du Conseil constitutionnel de “canon braqué vers le Parlement” 

18 Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971 

19 Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, les Principes à valeur constitutionnelle ou encore les Objectifs à valeur constitutionnelle

20 Décision n° 93-325 DC 

21Réforme des retraites : « La décision du Conseil constitutionnel s’impose mais, parce qu’elle est mal fondée et mal motivée en droit, elle ne peut pas clore le contentieux »” Tribune Le Monde, 16 avril 2023, D. ROUSSEAU. 22 On se souvient notamment de “l’estimation erronée” d’Olivier Véran sur la prétendue retraite minimale à 1200 € (v. émission Questions politiques sur France Inter du 12 février 2023).

23 BADINTER R, « Le pouvoir et le contre-pouvoir », Le Monde, 23 novembre 1993

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