Le chemin vers la Première Guerre Mondiale : Une fatalité historique ?

Les causes de la Première Guerre Mondiale sont tout aussi floues qu’elles ont été étudiées par des centaines d’historiens au cours du siècle qui vient de s’écouler.

Tout semble commencer par l’imbrication de différentes alliances qui représente le paroxysme du système de la Paix de Westphalie initié en 1648. La doctrine de la non-intervention, des frontières clarifiées entre les Empires, des alliances pour affaiblir les ennemis géopolitiques, tout cela aurait mené à une course aux armements et à une montée des tensions de longue durée à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. Les différents conflits qu’aujourd’hui nous voyons comme préludes à la Première Guerre Mondiale tels que la crise du Maroc de 1911, les guerres Balkaniques de 1912 et 1913 ou la guerre Italo- turque entre 1911 et 1913 n’auraient été que des manifestations de ce fin équilibre trouvé à Westphalie et qui serait arrivé à bout de souffle. Les Empires ne pouvaient plus se répandre sans provoquer un conflit mondialisé, la technologie de l’armement ne cessait de s’améliorer et les différents nationalismes intérieurs ne faisaient que pousser, d’abord petit à petit puis de façon de plus en plus intense, pour l’écartèlement des Empires multinationaux. Ainsi, les alliances bien connues par tous, la Triple Alliance et la Triple Entente, se forment à cette période et, tout en s’équilibrant, se tendent comme jamais auparavant, menant inévitablement au conflit. De plus, la création récente de la Serbie et de la Bulgarie, avec leurs respectifs irrédentismes, cause une contestation des autorités austro-hongroise et ottomane en faveur de l’État-Nation qui, pour la première fois, a lieu depuis des pays directement frontaliers et anciennes possessions de ces deux Empires, tout particulièrement la Serbie, qui aspire à dominer tous les Balkans Occidentaux aux dépens de l’Empire Austro-Hongrois. Si nous regardons ce cadre géopolitique général, l’escalade du conflit semble inévitable, comme portée par un destin fatal auquel le continent se serait livré depuis bien longtemps et qui aurait éclaté avec l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand comme un simple prétexte pour une guerre qui allait se produire de toute façon. Cette vision n’est pas exemptée de vérité, cependant, elle nous semble incomplète. N’y a-t-il pas eu des événements clé, à commencer par l’assassinat de François Ferdinand et à continuer par différentes décisions diplomatiques fatales qui ont, en réalité, précipité un conflit que presque aucun des acteurs ne voulait réellement, ou, en tout cas, ne voulait avec cette magnitude ? C’est ce que nous nous proposons d’analyser, notamment grâce aux travaux du professeur Christopher Clark et de son livre « The Sleepwalkers : how Europe went to war in 1914 ». 

Tout d’abord, l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche-Hongrie est une bonne illustration de tous ces éléments qui ont dû s’aligner et s’imbriquer pour que l’événement se produise. Lorsque l’on abandonne une vision strictement interétatique et que l’on analyse le conflit d’un point de vue humain et de la géopolitique à laquelle pensaient les différentes personnes impliquées dans la prise de décisions qui a mené à la guerre, nous voyons qu’il s’agit bien moins d’un système armé de ses propres moteurs que d’une série de causes qui ont mené à leurs respectifs effets et qui, comme toute cause, auraient pu être modifiées en altérant à jamais la structure du système géopolitique. Selon le professeur Christopher Clark, l’assassinat de François-Ferdinand est d’une importance cruciale dans le déchaînement du conflit, n’étant pas un simple prétexte pour ce dernier. Ainsi, l’archiduc était contraire à continuer avec les différentes provocations entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie et il avait même proposé un plan plutôt « fédéralisant » pour l’Autriche-Hongrie, donnant plus de pouvoir aux nations balkaniques, notamment la Croatie, qu’ils n’en avaient. C’est en assassinant François-Ferdinand que la « Main Noire », le groupe irrédentiste serbe responsable pour le meurtre, met en place trois pions essentiels : elle élimine une des voix les plus puissantes pour la paix, François-Ferdinand, tout en détruisant les possibilités, pour les nations balkaniques de l’Autriche-Hongrie, de trouver un meilleur statut au sein de l’Empire et, finalement, elle fait remonter le prestige du général Conrad Von Hoetzendorf, un général autrichien profondément favorable à une guerre avec les Serbes et dont le prestige avait chuté à la Cour lors des dernières années. 

L’assassinat lui-même de François-Ferdinand reste un événement historique rempli de moments hasardeux et de possibilités d’échec, montrant à nouveau toutes les opportunités qu’il y avait pour que ce conflit ne se produise pas, ou, tout du moins, ne se produise pas à ce moment ni nécessairement avec cette intensité. Ainsi, au sein de la « Main Noire », le groupe irrédentiste serbe qui avait mené plusieurs actions contre l’empire Austro-Hongrois et qui avait infiltré les plus hautes sphères de l’État dans une Serbie très nationaliste, plusieurs coups contre l’Autriche-Hongrie avaient été planifiés, certains d’entre eux n’ayant rien à voir avec l’archiduc François-Ferdinand. L’équipe de six jeunes serbes formée par Danilo Ilić a failli ne jamais recevoir les armes qui leur étaient destinées parce que l’Empereur austro-hongrois avait des problèmes de santé et l’archiduc allait annuler son voyage à Sarajevo. C’est finalement à travers toute une série de coïncidences que ces jeunes réussissent à arriver à Sarajevo depuis la Serbie, via une route secrète et la connivence de certaines autorités de l’État Serbe avec la Main Noire. 

C’est ainsi que, le 28 juin 1914, date qui coïncide fatalement avec la bataille de Kosovo Polje perdue par les Serbes contre les Turcs le 28 juin 1389, le meurtre est initialement un échec. Le premier assassin, Mehmedbašić, n’agit pas, tout comme le deuxième, Čubrilović. Le troisième, Čabrinović, lance une bombe sur la voiture de l’archiduc, que ce dernier réussit à jeter en arrière juste avant la détonation, causant plusieurs blessés dans les voitures qui le suivaient. Le cortège arrive à destination, la mairie de Sarajevo, sans que l’attentat ait été un succès. François-Ferdinand, outré par la tentative de meurtre, décide d’aller visiter les blessés du premier attentat et donc de faire le chemin inverse, mais par une autre route loin du centre-ville, au cas où il y aurait de nouvelles tentatives. Cette idée n’est pas communiquée aux conducteurs et l’on prend donc finalement la route par le centre-ville, où un tel Gavrilo Prinzip, qui faisait partie du groupe des assassins mais n’était pas chargé de tuer l’archiduc, décide de se placer près de la voiture avec un pistolet, tirant deux fois, tuant cette fois-ci l’archiduc et sa femme et essayant de se suicider avant d’être arrêté. 

Nous avons vu à quel point l’événement qui est considéré par le public général comme « fatal » pour expliquer le début de la Première Guerre Mondiale n’était pas véritablement lié à une fatalité du destin portée par le contexte géopolitique mais plutôt par la volonté de certaines personnes qui se développait à l’intérieur de ce contexte. Nous verrons maintenant les décisions diplomatiques, d’un point de vue interne et non pas seulement interétatique, qui ont précipité la Guerre. 

Nous nous appuierons pour cette brève analyse sur le chef d’œuvre de Christopher Clark, « The Sleepwalkers ». C’est dans ce livre que l’historiographie ne cherche pas à établir un lien de responsabilités, qu’elles soient individuelles ou partagées, de la guerre, mais plutôt à établir un récit factuel du dernier mois de 1914 avant le conflit. Les tensions géopolitiques entre la Serbie et l’Autriche-Hongrie étaient tellement grandes que l’attentat ne fait qu’augmenter le prestige des voix les plus radicales au sein de l’Empire Austro-Hongrois contre le pays balkanique, voulant l’anéantir d’une fois pour toutes. Juste après le meurtre de François-Ferdinand, de profonds débats ont lieu au sein de l’Empire et l’ultimatum envoyé à la Serbie, la tenant pour responsable du meurtre, est l’œuvre d’une série de militaires qui ne cherchaient plus la paix mais un « casus belli ». Ce sont des personnages comme Von Hoetzendorf qui ont poussé vers la guerre, la paix et la stabilité dans les Balkans étant plutôt défendue par François-Ferdinand lui-même et ses partisans, une faction qui venait de perdre son « leader » moral ainsi que toute sa crédibilité. Il y a également un élément clé à tenir en compte, encore une fois selon Christopher Clark mais également selon d’autres multiples historiens : il s’agit du soutien inconditionnel que donne l’Allemagne à l’Autriche-Hongrie le 5 juillet 1914 dans toute action qu’elle entreprendrait contre la Serbie. Il s’agit d’un soutien plus que controversé parmi les historiens, car on ne comprend pas véritablement pourquoi il n’a pas été retiré lorsqu’il devenait évident que le conflit n’allait pas se résumer aux simples Balkans Occidentaux et que la Russie allait probablement entrer en guerre tout comme la France. Nous devons voir dans cette décision allemande d’une part la politique du « risque calculé » du chancelier Bethmann-Hollweg et, d’autre part, l’attitude belligérante du kaiser Guillaume II. La politique de son chancelier se basait sur l’idée que, à travers cette crise, jamais les chances pour l’Allemagne de vaincre d’une seule traite la France, la Serbie et la Russie ne seraient aussi favorables, qui plus est avec la complicité de l’Autriche-Hongrie et l’Empire Ottoman. Il s’agit d’un pari sur un conflit pour éviter des conflits successifs avec les grandes puissances. De plus, le kaiser allemand était très ami avec l’assassiné François-Ferdinand et était poussé par un nationalisme germanique exacerbé, croyant à une sorte de complot entre toutes les autres puissances européennes pour détruire un Empire Allemand qui était à son pic de gloire. 

Toutes ces décisions tactiques des pays balkaniques d’un côté et des pays germaniques de l’autre n’auraient probablement pas eu un si grand impact sans la mobilisation décrétée par la Russie du tsar Nicolas II, qui encourage l’Allemagne à se maintenir du côté des Austro-Hongrois. Via le « pan-slavisme » croissant en Russie, le tsar voulait défendre les Serbes mais ne voulait pas entrer en guerre avec les Allemands car il pensait que ça serait fatal pour la Russie. Le comte russe Sergius Witte dit à l’ambassadeur français Maurice Paléologue que la guerre était une folie et que la solidarité slave n’avait aucun sens. Ni le kaiser allemand ni le tsar russe voulaient d’une guerre l’un contre l’autre, le kaiser cherchant à punir surtout la France et la Serbie et la Russie cherchant à affaiblir l’Empire Austro-Hongrois. Cependant, la mobilisation générale de la Russie contre l’Autriche-Hongrie et donc contre son allié permanent, l’Allemagne, se décide surtout à cause de l’influence diplomatique française à la cour tsariste. La Russie savait qu’une guerre sur un seul front avec l’Allemagne était un grand risque pour sa survie mais, à l’inverse, qu’une guerre allemande sur deux fronts, l’un français et l’autre russe, avait de grandes chances d’une victoire. Le président français Poincaré et l’ambassadeur à Moscou, Paléologue, détestaient l’Allemagne, notamment à cause de la guerre de 1870 et, ainsi, Paléologue convainc Poincaré de donner un soutien inconditionnel à la Russie en cas de guerre, tout en sachant que la Russie allait annoncer une mobilisation dans ce cas-là, qui allait mener à une suite logique d’événements vus précédemment. On sait que Paléologue n’informe pas Paris des véritables conséquences de ce soutien inconditionnel, mais on ne sait pas s’il a excédé ses instructions ou s’il y avait une véritable volonté d’un conflit de la part de l’État français. Dans tout les cas, Paléologue ne dit à aucun moment à Poincaré que le conflit sera européen et non pas seulement entre la Russie et l’Autriche-Hongrie. Nous pouvons donc voir que beaucoup d’acteurs géopolitiques, à l’échelle des États mais surtout à l’échelle des individus, ont eu une influence décisive pour porter l’Europe, « comme un somnambule », selon le titre même de Clark, vers un cauchemar qui finit par sembler inévitable. 

Y a-t-il donc une fatalité au déchaînement de la Première Guerre Mondiale ? Lorsque l’on reconstruit les événements à l’aide des sources primaires et des différents ouvrages historiographiques, nous nous rendons de plus en plus compte que non. Elle aurait pu se produire comme elle aurait pu ne pas se produire. Elle est le fruit, comme l’illustre son détonateur même, l’assassinat de François-Ferdinand, d’une série de conditions matérielles très particulières, qui, mises en relation avec un contexte de plus en plus tendu, a exacerbé le conflit. Nous pouvons dire que la Première Guerre Mondiale est la fille de son époque, sans nul doute, mais nous ne pouvons pas dire que cette époque aurait eu comme fille la Première Guerre Mondiale dans tous les mondes possibles. Les facteurs économiques, si chers à une interprétation marxiste, ainsi que les facteurs strictement d’quilibre géopolitique, poussaient tous vers la paix. Cependant, cette guerre a bien eu lieu et elle est le fruit d’une série de décisions, parfois maladroites, parfois intentionnées, qui ont tendu et retendu le cadre international pour porter le continent à une guerre catastrophique. 

Marcos Bartolomé Terreros

Références :

  1. Balfour, Michael (1964), The Kaiser and his Times, Houghton Mifflin, pp 350-351.
  2. Clark, Christopher, The Sleepwalkers : How Europe went to war in 1914 (2012)
  3. Dedijer, Vladimir (1966). The Road to Sarajevo. New York: Simon and Schuster. OCLC 400010.
  4. Ludwig, Emil (1927), Wilhelm Hohenzollern : The Last of the Kaisers, New York: GP Putnam’s Sons, ISBN 978-0-404-04067-3
  5. Mulligan, William. The Origins of the First World War. Vol. 52. Cambridge University Press, 2017. 
  6. Norwich University Online (2017). Six Causes of World War I. https://online.norwich.edu/academic-programs/resources/six-causes-of-world-war-i 
  7. Pindar, Ian (2013), The Sleepwalkers by Christopher Clark review https://theguardian.com. theguardian.com/books/2013/jul/19/sleepwalkers-christopher-clark-review
  8. Radio Free Europe/Radio Liberty (2014). Interview: Historian Christopher Clark on World War I’s Lessons for Today. rferl.org. https://www.rferl.org/a/interview-christopher- clark-1914-lessons-for-today/25437773.html
  9. Teichler, Hanna, « Christopher Clark, The Sleepwalkers. How Europe Went to War in 1914 », Témoigner. Entre histoire et mémoire [En ligne], 118 | 2014, mis en ligne le 01 octobre 2015, consulté le 06 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/temoigner/1051 ; DOI : https://doi.org/10.4000/temoigner.1051 
+ posts

Marcos Bartolomé Terreros est espagnol, né en 2003. Il est étudiant dans la double licence de droit français et espagnol à l'Université Complutense de Madrid et à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il s'intéresse à la politique, la littérature et le cinéma.

Retour en haut