L’éternel Bouc Émissaire : l’Europe et sa Politique Migratoire

I/ L’Extrernalisation des frontières : Entre la cruaté et la frivolité

Le 8 octobre 2017, Josep Borrell, à l’époque Ministre des Affaires Étrangères espagnol, dit, lors d’un discours contre le nationalisme catalan : « Les frontières sont les cicatrices que l’Histoire a laissé gravées sur la peau de la Terre ». Il semble que, pour les Européens, cette idée est plus que claire, dans la mesure où, après des décennies, ou plutôt des siècles, d’affrontement autour des frontières des Empires et puis des États-Nations, nous en étions venus à un « statu quo » porté par Schengen, qui supprimait les frontières intérieures de l’espace et tendait peu à peu à les supprimer avec le reste des Pays qui voudraient le rejoindre. Nous sommes aujourd’hui face à une Europe dont le mouvement historique tend à détruire les frontières intérieures, mais, malheureusement, également à les renforcer contre le reste du monde. 

La vague réactionnaire dans laquelle nous nous trouvons depuis la crise de 2008, certains diraient même avant, avec l’avènement de la « Révolution conservatrice » depuis les années 1980, a trouvé son alibi parfait pour continuer à avancer, les migrants, avec une mesure concrète très transmissible lors d’un discours politique et matériellement réalisable dans la tête de celui perçoit le message : un mur aux frontières. Il s’agissait là d’un des messages de campagne les plus puissants de Donald Trump en 2016 et, récemment, 12 pays de l’UE en ont demandé pour contenir les frontières à l’Est. En Espagne, un mur à Melilla, face au Maroc est en activité depuis 1971, ne réussissant pas à contenir les vagues de personnes qui veulent le traverser, menant parfois à des massacres avec des dizaines de morts.1 

Tout cela entre dans une logique très particulière vers laquelle tend le système idéologique réactionnaire : il s’agit d’attiser la haine de l’avant dernier sur l’échelle sociale contre le dernier, de l’ouvrier au chômage contre le migrant qui essaye de rentrer dans son pays, tout en fermant les yeux sur l’authentique tragédie qui est en train de se produire. L’exemple le plus paradigmatique de cela est cette idée qu’ont eu récemment des pays comme l’Angleterre ou le Danemark d’externaliser leurs frontières au Rwanda, y envoyant là leurs ressortissants du droit d’asile ou les migrants clandestins qui ne peuvent être ramenés dans leur pays d’origine. Selon la ministre britannique Suella Braverman, il s’agirait là, dans la déportation de gens de toutes origines au Rwanda, d’une façon pour le Royaume-Uni de « une île qui ne possède une frontière terrestre qu’avec l’Irlande et dont la majorité des migrants viennent par avion. La considération du migrant, non pas comme un individu qui vient faire une vie dans un pays différent mais comme une masse informe qui est l’ennemie de la société permet ce genre d’actions. Si l’on regarde les arguments des leaders danois ou britanniques qui le proposent, il s’agit là d’un « contrôle », d’une « masse », de « bateaux », de « crimes », mais jamais concrètement de personnes. 

Récemment, ce projet a été considéré illégal par une Cour d’Appel au Royaume-Uni. En lisant cet arrêt, nous nous rendons compte que c’est en rendant au migrant sa condition d’humain que la frontière comme objet politique, comme fétiche idéologique, cesse d’avoir un sens. L’arrêt dit qu’il y a « un vrai risque que les personnes envoyées au Rwanda souffrent persécution ou d’autres traitements inhumains même quand elles auraient une bonne raison pour demander l’asile »3. Il s’agit ici de l’effort à faire : mener une bataille culturelle qui réhumanise le migrant, qui empêche de le traiter comme une statistique ou une masse qui pourrait être arrêtée par une simple barrière en bêton mais comme un véritable acteur de l’Histoire, de la sienne et de celle de son peuple en rapport aux différents pays d’accueil. 

II/ L’Inquiétant bilan humanitaire des politiques migratoires européennes :

Le souci de la part de l’Union Européenne de se fournir d’une attitude ou d’une direction législative plus ou moins cohérente dans la gestion des “flux migratoires extérieurs” existe depuis quelque décennies: la première ratification de la Convention de Dublin date de 19904– qui avait comme but, avec ses nombreuses modifications dans les années suivantes, d’organiser les demandes d’asile dans les pays d’entrée – et remonte donc à bien avant que l’Union soit parvenue à sa conformation politique actuelle. Cependant, c’est au moins depuis 2013 que la question migratoire s’est imposée comme une véritable urgence politique : depuis le premier des innombrables et gigantesques naufrages qui ensanglantent la Mer Méditerranée en octobre 2013, devant l’île italienne de Lampedusa, où sont mortes entre le 370 et les 500 personnes en cherchant d’atteindre les côtes du Vieux Continent. Depuis, le problème a atteint un niveau qui n’avait pas été envisagé précédemment. Selon l’institution des Nation Unies OIM (Organisation Internationale Migration), les victimes totales sur les routes migratoires vers l’Europe ont été a minima plus de 30.000 entre 2014 et 20215; et dans ces mois on fait face à une nouvelle crise à la frontière Sud d’Europe, dont le décompt des victimes a déjà atteint les plusieurs centaines de morts depuis l’été de 2022. 

De cette façon, la déshumanisation des migrants passe aussi par la transformation des vies, des existences individuelles d’adultes et de mineurs qui fuient leurs pays, en chiffres aseptisés qui viennent répertoriés par les unes des quotidiens et par les institutions compétentes, comme Frontex (agence européenne qui s’occupe de “sécuriser les frontières extérieures”) ou l’OIM. Ces mêmes institutions, ces mêmes politiques déployées par l’Europe et ses politiciens sont directement responsables de ce carnage qui ne cesse point (et qui passe aussi et principalement par l’externalisation des frontières, démarche dont le coût humain nous parvient presque jamais) dans un cynisme assumé qui révèle, à nouveau, le véritable visage de la “forteresse Europe”, bastion autoproclamé des Droits de l’Homme et de la démocratie. 

La réponse européenne au pic de la crise migratoire de 2015, dû, entre autres facteurs, à la guerre en Syrie, a été effectivement d’externaliser les frontières : de renvoyer la responsabilité à pays extra-européens, intermédiaires des routes migratoires. Pour ce qui concerne la Méditerranée, “frontière méridionale” du continent, l’UE a identifié trois routes principales: celle de la Méditerranée occidentale, et donc les migrants qui traversent le Maroc pour atteindre l’Espagne, la Méditerranée centrale, et donc les flux d’exilés qui passent par la Libye pour atteindre Malte et l’Italie, et la Méditerranée orientale, donc les arrivées en Grèce, Chypre et Bulgarie qui passent par la Turquie. Dans les trois cas la politique de l’UE a été et est actuellement celle de limiter les débarquements en “collaborant” avec ces pays de passage : concrètement en leur offrant de généreux financements pour qu’ils s’occupent d’empêcher aux migrants d’arriver en Europe, peu importe comment. Notamment, cela se traduit dans une violence systématique envers les personnes migrantes: aux frontières de Ceuta et Melilla, les deux enclaves espagnoles en Maroc, les tentatives de passages sont violemment réprimées par les autorités locales, tout comme en Lybie, où l’argent européen sert à emprisonner et torturer les exilés dans des champs ; et en Turquie, où leur traitement n’est pas très différent. Cependant les arrivées, qui avaient partiellement baissé depuis la crise de 2015, continuaient et continuent actuellement (aujourd’hui aux rythmes de la crise d’il y a 8 ans). Les opérations d’accueil qui avaient fonctionné étaient celles gérées par les marines nationales des États membres, mais elles étaient très coûteuses, comme par exemple l’opération “mare nostrum” du gouvernement italien en 2013. Depuis 2014 c’est Frontex qui coordonne les gardes-côtes locales, en venant souvent accusée de pushbacks systématiques: de repousser violemment les bateaux improvisés des migrant en en provoquant parfois le coulage, comme a dénoncé l’ONG Sea-Watch dans un rapport intitulé “les crimes de Frontex dans la Méditerranée centrale”6. La tragédie de la gestion humanitaire européenne des migrations se poursuit aussi sur le plan de la politique intérieure, dans les politiques d’acceuil et d’asile, notamment en utilisant les centres de rétention administrative, des centres prédisposé à l’expulsion des sans-papiers, où les droits humains sont systématiquement violées. 

Pour ne pas faire face à des difficultés au niveau de l’opinion publique et, peut être, pour la fausse idée que l’acceuil massif demanderait un effort économique et social insoutenable, l’UE se rend complice et responsable directe de dizaine de milliers de morts.

III/ Une politique injustifiable d’un point de vue économique :

Cessons un instant de penser l’affaire en matière humaniste et idéaliste. Réfléchissons, pendant un moment, comme réfléchirait quelqu’un qui ait été imbu d’une logique mercantiliste par rapport aux migrations, comme quelqu’un qui penserait à la migration, non comme un phénomène de personnes, même pas comme un phénomène de masses, mais comme un phénomène de nombres. Et c’est en pensant de cette manière que nous nous rendons compte du fait que, même du point de vue strictement économique, même suivant les lois du marché les plus primaires, une politique qui essaye à tout prix de contenir les arrivées ou d’exclure les nouveaux venus est insoutenable. Que ce soit l’externalisation des frontières au Rwanda ou la politique de contention menée avec des pays comme la Turquie, la Biélorussie ou le Maroc, cela reste quelque chose qui ne tient pas debout économiquement parlant. 

Ainsi, revenant au sujet de l’externalisation de la frontière britannique au Rwanda, le gouvernement britannique lui-même a publié une feuille de route économique sur l’ensemble du projet, considéré comme une de ses cinq priorités de gouvernement par Rishi Sunak7. Et c’est en regardant en profondeur les coûts établis pour chaque migrant que nous comprenons qu’il ne s’agit pas ici de contenir les migrations pour « le bien-être économique et social » du pays mais bel et bien pour créer un bouc émissaire idéologique de toute la mauvaise gestion du gouvernement, que l’on voit maintenant exacerbée mais qui se développe depuis des décennies. La déportation de chaque personne coûterait autour de 169 000 livres, soit 197 000 euros, avec 105 000 livres qui vont directement au Rwanda pour le « service fourni », 22 000 aux coûts de transport et 18 000 à toute la procédure bureaucratique qu’il faut lancer pour expulser la personne. Si l’on multiplie cela par les 45 000 personnes qui sont arrivées cette année en Angleterre et qui sont comptabilisées, on arrive à un coût final de 7,605 milliards de livres sterling, soit, pour avoir un ordre d’idée, à peu près 10% du budget éducatif du Royaume-Uni. Cette mesure n’est qu’une saignée d’un point de vue des chiffres et, quand bien même elle serait praticable, elle empêcherait à d’autres services publics de se développer et elle ne pourra se maintenir sur le long terme pour des raisons de pure raisonnabilité. 

D’autre part, si nous regardons la politique commune européenne et les efforts qui ont été faits pour contenir les migrations aux frontières, nous nous trouvons face à un phénomène similaire. Pour donner un seul exemple, dans l’accord signé avec la Turquie en mars 2016, où la Turquie se compromettait à garder tous les migrants qui voulaient aller en Grèce, on prévoit un premier budget d’à peu près 6 milliards d’euros, qui a augmenté récemment à 10 milliards d’euros avec un ajout de capital pour la période 2021-20238. Il est vrai que, depuis l’accord, la pression aux frontières a baissé, mais à quel prix ? Devons-nous véritablement débourser des dizaines de millions d’euros pour contenir l’arrivée de personnes qui ne cherchent qu’à vivre dignement et à qui on a enlevé toute possibilité de vie digne dans leur pays d’origine ? Pensons-nous qu’il s’agisse d’une dépense intelligente qui ne pourrait être utilisée pour une véritable intégration ? 

IV/ Réalité et idéologie :

Même dans une cynique évaluation des couts et des bénéfices, l’accueil et la régularisation sont clairement plus avantageux que d’éviter à tout prix les sauvetages, ou encore de se barricader en ba^tissant des murs à l’intérieur des propres frontières. 

Et en effet les faits, qui s’opposent à la rhétorique et à la propagande, le démontent. Le gouvernement italien de Giorgia Meloni, qui a gagné les élections politiques en septembre de 2022 en déployant la classique propagande anti-immigration de l’ultra-droite, en parlant à plusieur reprises, elle et ses ministres, de “remplacement etnique de la race italienne” a promulgué un “décret flux”9 qui envisage un nombre inédit d’entrées de travailleurs étrangers dans le pays: 500 mille en trois ans ; et arrive meme à demander l’intervention des ONG pour sauver les migrants dans la Méditerranée10, criminalisées juste en janvier lors d’un grand naufrage devant les côtes de la Calabre. La rhétorique, la propagande et les délires xénophobes ne tiennent pas devant la matérialité des faits. 

D’ailleurs, ce choix politique répond à des exigences précises de l’entrepreunariat: baisser le coût de la main d’oeuvre. Cela est encore plus vrai dans un pays comme l’Italie, où une bonne partie du travail est irrégulier, où il n’existe pas un salaire minimum et les conditions de travail sont toujours à la limite de la légalité et de la déshumanisation. 

Donc, si il y a des avantages économiques dans les dépenses de l’accueil par rapport à l’externalisation a priori il faut éviter à tout prix d’arriver à une compétition entre une “armée industrielle de réserve” prête à se faire exploiter et des travailleurs qui voient leur acquis sociaux érodés par une compétition désespérée. 

Marcos Bartolomé Terreros et Ismaele Calaciura Errante

Références :

  1. https://elpais.com/internacional/2023-02-20/las-vallas-dividen-a-europa-radiografia-de-los-m
    uros-con-los-que-la-ue-trata-de-contener-la-migracion-irregular.html
  2. https://www.theguardian.com/politics/video/2023/apr/26/they-are-criminals-suella-braverman-on-people-crossing-channel-on-small-boats-video
  3. https://www.theguardian.com/global/video/2023/jun/29/court-of-appeal-rules-governments-rwanda-policy-unlawful-video
  4. https://home-affairs.ec.europa.eu/networks/european-migration-network-emn/emn-asylum-and-migration-glossary/glossary/dublin-convention_en
  5. https://missingmigrants.iom.int/sites/g/files/tmzbdl601/files/publication/file/MMP%20annual%20regional%20overview%202021%20Europe.pdf
  6. https://sea-watch.org/wp-content/uploads/2021/05/Frontex-Factsheet_Airborne_Sea-Watch_May-2021.pdf
  7. https://www.reuters.com/world/uk/uk-says-cost-deporting-each-asylum-seeker-rwanda-be-169000-pounds-2023-06 26/#:~:text=LONDON%2C%20June%2026%20(Reuters),people%20arriving%20in%20small%20boats.
  8. https://neighbourhood-enlargement.ec.europa.eu/enlargement-policy/turkiye/eu-support-refugees-turkiye_en
  9. https://www.repubblica.it/cronaca/2023/07/07/news/decreto_flussi_governo_500000_lavoratori_stranieri-406996243/
  10. https://www.avvenire.it/opinioni/pagine/decreto-flussi-e-salvataggi-in-mare-fatti-che-correggono-le-parole-sui-mu
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Marcos Bartolomé Terreros est espagnol, né en 2003. Il est étudiant dans la double licence de droit français et espagnol à l'Université Complutense de Madrid et à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il s'intéresse à la politique, la littérature et le cinéma.

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Ismaele Calaciura Errante est né à Rome en 2003. Étudiant dans une double licence en Philosophie à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et en Lettres modernes à l'université Sorbonne Nouvelle de Paris, il participe aux mouvements sociaux et étudiants français et italiens.

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