Un bref aperçu de l’émergence d’un monde multipolaire 

La chute de l’URSS, le 26 décembre 1991, marquait l’avènement d’un monde unilatéral, centré sur le modèle américain. La mondialisation qui en résulterait, avec la victoire du modèle économique libéral, était d’après le président Bill Clinton « l’équivalent économique d’une force naturelle, comme le vent ou l’eau […] quelque chose que l’on peut contenir ou arrêter »1 

Cependant, les crises successives, cachant des réalités d’ordres stratégiques et géopolitiques semblent avoir effrité ce modèle, tendant à une régionalisation progressive dont les effets se font sentir à l’orée 2024.  

I. De la consécration d’un monde unipolaire à l’orée 1992 

Paradoxalement, la chute de l’URSS marque le début d’une période interventionniste poussée de la part des puissances occidentales. En effet, la disparition d’une « superpuissance » capable militairement et politiquement de peser sur les relations internationales et de contrebalancer la domination américaine laisse un « vide » géopolitique que les Etats Unis ne manqueront pas de combler. Le modèle de sécurité collective mis en place par l’Organisation des Nations Unis semble enfin efficace 2 et les structures militaires des puissances occidentales, maître du jeu, évoluent. Elles évoluent pour se transformer en force de projection capable d’atteindre les points chauds du globe 3. La généralisation des conflits asymétriques modèle en profondeur les doctrines militaires des prochaines décennies. La peur d’un conflit conventionnel généralisée sur le territoire européen s’estompe. 

L’efficacité du modèle de sécurité collectif résultant de la chute de l’URSS est en réalité un trompe l’œil. Les doctrines de légitime défense préventive 4 résultant des attaques terroristes de 2001 constituent une négation même des principes de la Charte des Nations Unies. Des interventions militaires illégales 5 au regard du droit international se sont multipliées en toute impunité.  Le monde est unilatéral, dominé par l’hégémonie américaine. Paradoxalement, ce qui fondait la force du modèle Onusien durant la Guerre Froide était l’équilibre des puissances. Le droit international était un outil viable car permettant de départager des différends entre Etats concurrents à la puissance équivalente. Les solutions dégagées n’étaient pas satisfaisantes, mais permettaient au moins d’apaiser certaines tensions. Or, la chute d’un acteur majeur dans la scène internationale a fait éclater ce modèle. La résolution d’un conflit ne passe plus par un subtil jeu d’équilibriste entre deux puissances concurrentes, mais par la volonté d’un seul. Les principes de la Charte perdent ainsi de leurs substances, car aucun acteur international ne peut s’appuyer sur les rivalités entre deux blocs de puissances pour appuyer ses revendications en usant des principes découlant de la Charte.  

II. De la notion d’un monde multipolaire 

Qu’entend-on par multipolaire ? Le terme est souvent attribué à Primakov, ministre des Affaires étrangères russes sous Eltsine. Il symbolise le partenariat historique entre la Fédération de Russie et la Chine en 1996. En réalité, le terme serait utilisé pour la première fois par Kissinger 6 « dans les années à venir, le défi le plus profond qui se présente pour la politique américaine sera philosophique : développer un concept qui caractérise l’ordre international dans un monde militairement bipolaire mais politiquement multipolaire. […] Ce défi est surtout crucial en ce qui concerne les nouvelles nations »7 Il préfigure l’émergence d’un monde dont les USA auraient pu être l’avant-garde. L’académie française définie multipolaire comme étant dans son sens politique « les relations internationales où interviennent plusieurs puissances constituant autant de pôles distincts de pouvoir et de décision » 8 

L’histoire est faite de dates symboliques, au mieux imprécises. Peut-on réellement dégager un évènement marquant la fin de l’unilatéralisme ? En réalité, l’émergence d’un monde multilatéral trouve ses sources dans la croissance d’acteurs étatiques jusque-là marginaux ou inexistants. Kissinger considérait à juste titre que la montée en puissance du « Sud global » est à la fois l’origine et la conséquence de l’émergence de cet équilibre international. L’unilatéralisme serait donc plus une « anomalie » qu’une position pérenne sur le plan international. Mais cette vision unilatérale du monde semble être l’unique finalité envisagée par les puissances occidentales.  

Grossièrement, très grossièrement, nous considérerons différentes dates marquant des étapes clés de l’émergence de ce modèle multipolaire. Le partenariat de 1996 entre la Chine et la Russie semble être une date importante. Mais sa portée est à relativiser : ces deux pays ne possèdent pas encore des relations privilégiées, et la Russie semble encore tendre vers un modèle libéral, si ce n’est ultralibéral. Les conflits au Moyen-Orient et l’intervention de l’OTAN au Kosovo est au contraire la marque d’un monde dominé par les USA. Ces interventions sont contestées diplomatiquement sur la scène internationale, mais sans plus. Les conflits entre la Russie et la Tchétchénie pourrait servir de point de rupture. Néanmoins, la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) intervient pour des raisons électorales et la deuxième guerre (1999-2000) semble s’inscrire dans ce qui serait similaire à la doctrine de la légitime défense préventive invoqué par les USA en 2004 en marge de la lutte contre le terrorisme.  

Un ensemble d’évènements symboliques semblent marquer cette rupture : la conférence de Munich de 2007 suivie de l’intervention russe en Géorgie de 2008 semble être a posteriori des réponses diplomatiques puis militaires à cette vision unilatérale des relations internationales. Il convient de s’attarder sur ces exemples, symboliquement forts. La conférence de Munich de 2007, forum international sur la sécurité, marquée par le discours du 10 février 2007 de Vladimir Poutine, est passée inaperçue : « Qu’est-ce qu’un monde unipolaire ? Malgré toutes les tentatives d’embellir ce terme, il ne signifie en pratique qu’une seule chose : c’est un seul centre de pouvoir, un seul centre de force et un seul centre de décision. C’est le monde d’un unique maître, d’un unique souverain. En fin de compte, cela est fatal à tous ceux qui se trouvent au sein de ce système aussi bien qu’au souverain lui-même, qui se détruira de l’intérieur. » 9 Symboliquement, la rupture avec le monde né en 1991 est nette et pour plusieurs raisons.  Tout d’abord, ce discours définit la position de la Fédération de Russie sur la scène internationale : elle ne recherchera non plus le rapprochement et l’apaisement avec ce qu’on appelle communément l’Occident. De plus, dans le cadre d’un forum sur la sécurité collective, un Etat déclare ouvertement pour la première fois son opposition avec l’ordre international dominant. Enfin, la Russie cherche à se placer comme principal acteur en faveur d’un monde multipolaire. Elle concentre ainsi toutes les crispations : en effet des acteurs de premiers plans dans cette régionalisation des centres de pouvoirs internationaux étant plus discrets (tel l’Inde ou la Chine, acteurs de premier plan de cette tendance).  

L’intervention militaire en Géorgie est dans la continuation de cette déclaration : par une intervention militaire de trois jours, la fédération de Russie use d’un conflit entre Ossètes du Sud et Géorgien pour neutraliser diplomatiquement une Géorgie plus libérale se rapprochant de l’OTAN. Ce conflit, passé inaperçu en 2008, partage des similarités douloureuses avec celui en Ukraine. De manière violente, la Russie marque un cran d’arrêt à l’intégration dans l’OTAN d’un pays du Caucase, historiquement zone d’influence russo-turc.  

III. Une construction difficilement enrayable 

Au-delà de ces évènements passés inaperçus pour leurs contemporains, plusieures données actes de la construction d’un monde échappant à une volonté unilatérale. De nouvelles puissances politiques, économiques et militaires émergent. Le PIB en parité de pouvoir d’achat des BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) en 2008 dépassait celui de l’Union européenne. En 2023, celui des BRICS (BRIC + Afrique du Sud) dépasse celui du G7. Les pays du « Tiers Monde » ou les pays pétroliers cherchent de nouveaux partenaires qui sont en opposition croissante avec les Etats Unis. 

Mais ce jeu d’alliances et de partenariats est marqué par cette régionalisation du monde : les BRICS ne forment pas un bloc uni, mais résulte d’une convergence d’intérêt entre puissances régionales qui peuvent être en opposition. Il convient de noter que les BRICS (actuellement BRICS+) visent à favoriser les partenariat économiques et financiers. Il s’agit donc bien d’un fer de lance d’un nouvel ordre économique mondial, mais non d’une alliance stricto sensu : chaque Etat membre joue de sa zone d’influence, avance ses pions et n’hésite pas à rivaliser avec ses autres partenaires 10.  

Des partenariats plus poussés sur le plan technologique et militaire, comme celui entre l’Iran, la Chine et la Russie, sont aussi marqués par les rivalités et des intérêts pouvant être concurrents11. Les pays occidentaux répondent aussi à cette logique concurrente, mais force est de reconnaître qu’elle est atténuée autour d’une politique globalement uniforme.  

Laissons le mot de la fin à Nixon. En 1992, il déclarait : « J’entends souvent que la Guerre Froide est finie et que l’Ouest a gagné. Ce n’est qu’une partie de la vérité. Car en réalité, le communisme a été défait, mais la notion de liberté est maintenant à l’essai. Si la démocratie fonctionne en Russie, alors ce sera un exemple pour d’autres nations, tel le Chine. Si la démocratie échoue, alors rien ne poussera d’autres Etats à adopter ce modèle. Il est donc vital que le modèle démocratique fonctionne en Russie car ce pays, qui exporta durant soixante dix ans les valeurs du communisme au monde entier, exportera ainsi la démocratie, la liberté et les fruits de la liberté » Actuellement, il est implicitement suggéré que derrière cette opposition entre une vision unilatérale du monde et une vision multilatérale se joue la survie de nos démocraties et l’exportation de notre modèle. Mais n’avons-nous pas créé nos propres ennemis en voulant s’opposer à l’émergence d’un ordre mondial qui semble inéluctable ? Et si nous avions permis une transition plus lente des anciens Etats communistes vers un modèle libéral, la situation ne serait-elle pas fondamentalement différente aujourd’hui ? 

Alexandre Lecarpentier

Références

1. « Remarks at Vietnam National University in Hanoi », 17 novembre 2000

2. Intervention militaire en janvier 1991 au Koweït en accord avec l’article 42, chapitre VII de la Charte des Nations Unies. En principe, le recours à la force est illégal en droit international (Art 2 § 4 de la Charte) sauf en cas de légitime défense (art 51 de la Charte) ou en application de l’article 42.

3. Voir le Libre Blanc de 1994, et Réflexion sur l’évolution stratégique mondiale (entretiens avec Jean Claude Mallet,
Esprit 2014/8-9 août)

4. National Security Strategy of the United States of America, document publié par la Maison Blanche en septembre 2002 (source : la légitime défense, hier et aujourd’hui : le « résidu réaliste » du droit international ? par Thierry Ménnissier)

5. Intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999 sans décision préalable du Conseil de Sécurité ; Intervention américaine en Afghanistan (2001) et en Irak (2003). La question de la légalité de l’intervention au Kosovo et en Afghanistan est encore discutée, la première étant considérée comme légitime du fait d’impératifs humanitaires, l’autre étant considérée comme légale sur la base de la Résolution 1373 du Conseil de Sécurité.

6. Choc des titans ou cheval de Troie dans le multilatéralisme ? Les enjeux d’un ordre multipolaire pour la Chine et la Russie par Régine Perron dans Relations internationales 2024/1

7. Henry A. Kissinger, American Foreign Policy, Three Essays, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1969, p79-80

8. Outil de consultation du dictionnaire de l’Académie française, 9e édition

9. Discours de Vladimir Poutine lors de la conférence de Munich, 10 février 2007

10. A titre d’exemple, les relations sino-indiennes sont tendues, si ce n’est conflictuelles : la guerre de 1962 n’a définitivement pas réglé les conflits frontaliers entre les deux puissances. Depuis 2020, de nombreux incidents frontaliers sont à noter. De plus, l’Inde essaye de contrer l’influence grandissante de la Chine dans l’Océan Indien. A titre d’exemple, une refonte structurelle profonde de l’armée indienne a été amorcée, afin de répondre aux tensions grandissantes entre l’Inde et ses voisins, dont la Chine.

11. Accord Iran-Chine de mars 2021 et Iran-Russie de mai 2023 ; intégration de l’Iran dans l’Organisation de coopération de Shangaï en juillet 2023. Cette organisation, née du partenariat de 1996 entre la Chine et la Russie évoqué plus haut, traduit la volonté de la Russie de se tourner vers sa façade pacifique. Cette organisation visant à favoriser des partenariat stratégiques et sécuritaires entre les Etats d’Asie centrale est devenu un outil ayant pour but de contrer l’influence américaine dans la région. Elle est significative de ce système d’alliances teintées de rivalités entre certains membres (intégration en 2017 de l’Organisation à l’Inde, voulue par Primakov en 1998, et au Pakistan afin d’apaiser la Chine, rivale de l’Inde).

Crédit photo : nathanh100 on Flickr, license: https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/

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