Si vis pacem para bellum : La guerre et l’impossible autonomie stratégique européenne

Le paradoxe serait que nous nous mettions à suivre la politique américaine, par une sorte de réflexe de panique.” – Emmanuel Macron, 7 avril 2023

L’Europe existe-t-elle ? Une réponse négative à cette question pourrait être soutenue avec la même solidité d’arguments qu’une affirmative : d’un côté la totale arbitrarité d’un projet identitaire européen, en vertu de la profonde contradiction et de l’ambiguë abstraction d’un mot vague tel que “Europe”, est tranquillement démontrable. De l’autre, il est presque indéniable que les populations qui habitent entre Lisbonne et Moscou, entre Nicosie et Edimbourg, sans aller plus loin, partagent, plus ou moins, avec des degrés de proximité différents, un même mais pas exclusif patrimoine historique et culturel. Cependant le processus d’intégration européenne, lui, il est bien concret et tangible, à présent officiellement étendu à 27 états, n’a rien à voir avec une idée de fraternité et de partage, mais est, plutôt, exactement le contraire. L’exigence la plus “morale” qui est à la base du projet européen est celle d’éviter que les horreurs de la Seconde guerre mondiale, et donc la violence ultime déclenchée par des siècles de conflits entre les puissances du continent, se répètent. Ce type de discours sur la vocation européenne à la défense de la “paix perpétuelle”, qui se basent sur une vérité incontestable et qui sont faits avec les meilleures intentions, ne sont pas, pour autant, très francs. La Communauté européenne du charbon et de l’acier initialement est née en 1951 comme tentative de création d’un ensemble d’intérêts économiques communs des capitalismes sous l’influence états-unienne dans une perspective anti-soviétique, l’identité même du projet européen se base sur la reconstruction économique réalisée grâce au plan Marshall. L’édification de ces intérêts partagés avait comme but immédiat d’éviter, principalement, une désagrégation du bloc atlantique dans les équilibres précaires de la Guerre froide.

Le chemin en commun des bourgeoisies européennes, et donc principalement de celles françaises et allemandes, a vécu toujours dans une profonde ambiguïté : d’un côté l’impossibilité constitutive, inimaginable, d’une autonomie européenne par rapport à l’agenda des USA, et de l’autre des fortes tendances ”autonomistes”, à partir de la politique de Charles de Gaulle avec le “plan Fouchet”, qui était une manifestation particulière du fait que les intérêts de la bourgeoisie européenne, souvent, ne coïncident pas avec ceux de l’empire américain, et parfois ils y sont même opposés. Cette contradiction a violemment émergé comme incontournable quand l’Europe a été ramenée à ses responsabilités géopolitiques avec la guerre en Ukraine. On parle, surtout en France, de “autonomie stratégique européenne” : face au conflit, dans ce moment de crise globale aiguë, quelles peuvent être les perspectives envisageables pour le vieux continent? La politique étrangère de la classe dirigeante européenne, hortodoxement ralliée à l’OTAN et donc aux Etats-Unis, rentre brutalement en contradiction avec ses intérêts matériels réels: cette schizophrénie politique a engendré l’idée « d’autonomie stratégique européenne », pour le moment confinée à courageuses comme bouleversantes  proclamations diplomatiques, ou idées, qui à l’instant restent aussi rigoureusement aléatoires et abstraites :  par exemple celle d’une défense commune.  

Le 7 février 2022, pendant que l’escalade diplomatique internationale qui a précédé l’envahissement russe de l’Ukraine précipitait, le président des Etats-Unis Joe Biden et le chancelier allemand Olaf Scholz tenaient une conférence de presse conjointe. Joe Biden déclarait alors que Nord stream 2, gazoduc qui relie la Russie à l’Allemagne et qui serait entré en pleine fonction dans le mois de septembre de la même année, aurait été immédiatement et sans aucun doute suspendu d’une façon ou d’une autre, si l’armée russe aurait franchi la frontière avec l’Ukraine. A la question d’une journaliste sur comment cela aurait été fait, en étant l’infrastructure énergétique sous le contrôle  exclusif de l’Allemagne, Biden répondait: “Je vous assure, on sera capable de le faire.”

Le 22 février, en riposte à la reconnaissance de la part de la Russie des républiques indépendantistes de Donetsk et Lougansk dans le Donbass, Olaf Scholz déclarait la suspension du développement du gazoduc Nord Stream 2. Deux jours après l’armée russe aurait pénétré dans le territoire ukrainien.

La crise énergétique à cette époque se posait très sérieusement pour l’Europe : beaucoup de pays, comme l’Allemagne et l’Italie – et partiellement aussi la France, dont la grande partie des centrales nucléaires demeuraient éteintes – étaient presque totalement dépendants du gaz russe. 

Sept mois après le déclenchement de “l’Opération militaire spéciale” de Moscou, le 26 septembre, les autorités danoises et suédoises signalent des explosions et des pertes de gaz dans la Mer Baltique, notamment aux gazoducs sous-marins Nord Stream et Nord Stream 2, aux pipeline 1 et 2. Les images immédiatement prises par la défense danoise sont frappantes: la fuite de gaz plus grande produisait des turbulences sur la surface de l’eau d’un kilomètre de diamètre. L’impact climatique est également dévastant : toute la faune marine dans un rayon de 4 kilomètres de l’explosion a été tuée, mais surtout, la fuite a produit l’équivalent des émissions totales de la ville de Paris en une entière année. Le sabotage n’est pas une hypothèse mais une évidence : avant que l’entreprise qui gère Nord Stream s’aperçoive d’un changement de pression à l’intérieur des tuyaux, et donc des fuites, l’attentat a été découvert justement grâce à des détonations qui ont été relevées par les sismogrammes danois.

Le projet de Nord Stream, l’ensemble des gazoducs sous-marins qui reliaient la Russie aux côtes baltiques allemandes sans passer par les territoires d’autres pays, avait été le grand exploit de la politique étrangère “autonome” de l’Union Européenne, de l’Allemagne à leadership Angela Merkel. L’idée était que, en créant des intérêts économiques partagés entre UE et Fédération russe, on aurait pu produire un rapprochement du grand pays post-soviétique, maintenant dépassée la limite du socialisme, aux sensibilités “démocratiques” du marché unifié européen. 

Mais quelqu’un n’était pas d’accord.

Sans rentrer dans les détails et dans les spéculations, au niveau économique il y a des gagnants et des perdants manifestes de cet attentat, tout comme de la guerre en Ukraine, dont cet acte est un épiphénomène.  

Même sans sabotage le développement de Nord Stream aurait arrêté de fonctionner en vue des sanctions contre la Russie : l’existence même des pipelines consistait dans un moyen de chantage énergétique sur l’Europe de la part de Moscou. Un des principaux aménagements faits par les pays du vieux continent pour suppléer à la crise énergétique entraînée par le conflit était d’acheter du gaz liquéfié (GNL) des Etats-Unis (outre à diversifier génériquement les fournisseurs de gaz naturel et rouvrir des centrales à charbon)  à un prix égal à quatre fois celui des russes. Bien que les projets d’entreprises énergétiques, comme les françaises Engie et Total, dans l’importation du gaz liquéfié depuis les States datent depuis longtemps, la guerre a imposé l’achat du gaz américain comme une urgence absolue, pendant que l’apparat nord-américain reprochait aux européens de s’être engagés dans une perverse dynamique de dépendance énergétique du fossile russe. 

La politique belliciste de l’Otan ne pose pas seulement un problème sur le plan militaire et de la sûreté globale dans le cadre de la guerre en Ukraine, mais impose des choix d’économie de guerre (et donc de vie chère) aux pays membres. En temps de “paix” (les guerres d’agression impérialiste faites surtout sous le drapeau de l’OTAN dans ces décennies ont continué à ensanglanter le monde) l’Europe se contentait de poursuivre, plus ou moins paisiblement, comme on a pu observer pendant la présidence Trump, ses intérêts : mais l’illusion de cette autonomie s’est rapidement brisée. 

Le fièrement assumé pacifisme européen, qui se révèle somme toute relativisable nonobstant sa composante morale de surface, relève tout à fait d’un très respectable réalisme politique. La contradiction de la situation de l’UE a été rendue manifeste par des déclarations, qui ont fait beaucoup de scandale à cause d’une imprévue lucidité de la part d’Emmanuel Macron aux journalistes de plusieurs titres de presse, lors de sa visite en Chine en début du mois d’avril 2023. Après six heures de dialogue avec Xi Jinping, pendant lequel le président français avait abordé à surprise le sujet de la crise à Taiwan, le président français proclamait aux rédacteurs de “Politico” : “Le paradoxe serait que […] nous nous mettions à suivre la politique américaine, par une sorte de réflexe de panique. La question qui nous est posée à nous Européens est la suivante […] Avons-nous intérêt à une accélération sur le sujet de Taiwan ? Non. La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise.” 

Si le risque de se faire entraîner dans des crises aux proportions catastrophiques est absolument tabou et impossible à envisager dans le cadre de la guerre en Ukraine, la question chinoise reste encore ouverte, et les Européens, bien que adversaires géopolitiques de la Chine, comme le dit très clairement Emmanuel Macron dans cet interview, ont des intérêts à préserver et l’escalade ne serait absolument pas profitable. La politique européenne allait dans la même direction  dans le cas des tensions avec la Russie, comme le témoignent les traités de Minsk I et II, à initiative franco-allemande, qui cherchaient à trouver une médiation entre le gouvernement de Kiev et les rebelles du Donbass. Mais l’expansionnisme de l’Otan d’une part, et le syndrome d’encerclement de la direction poutinienne de l’autre ont entraîné des conséquences, comme on le voit, catastrophiques. 

L’autonomie stratégique voulue par la France, qui est souhaitée strictement sous la forme d’une rêverie “gaullo-mitterrandienne” et donc d’hégémonie française sur le continent (les autres pays membres vont surement l’accepter de bon gré) est impossible à réaliser étant donnée la nature de totale instrumentalité de l’Europe à la politique étatsunienne. “Etre allié ne veut pas dire être vassal” disait encore le résident de l’Elysée quelques jours après ses déclarations depuis Pékin. Ces mots témoignent d’une vision très peu réaliste des rapports entre Europe et république nord-américaine, ils expriment pleinement  dont on a parlé, et révèlent également comment et pourquoi non seulement  il n’y a pas les conditions matérielles et le rapport de force qui permettent aux Européens de s’émanciper des Usa, mais qu’à l’instant ils en ont même pas les capacités. 

Ce constat devient encore plus inquiétant si on considère que l’hégémonie globale états-unienne ne sera pas éternelle, mais surtout que depuis quelque temps elle est en train de sombrer dans une crise profonde. L’ascension chinoise, l’insubordination héroïque de l’Amérique du Sud (le président brézilien Ignacio Lula et Xi Jinping, par exemple, ont récemment décidé d’échanger exclusivement en yuan au lieu qu’en dollars) et le revanchisme russe sont  des menaces directes et très concrètes à la Weltpolitik nord-américaine. Si l’Europe reste “vassale”, subordonnée aux intérêts de Washington et n’arrive non seulement à s’émanciper, mais à se démarquer nettement des Usa et de leurs politiques, les conséquences d’une chute de l’empire américain seront sans doute tragiques pour les peuples qui habitent le vieux continent. 

Mais il ne faut pas cesser de penser une Europe libre et en paix : la seule loi certaine dans l’écoulement historique est que toute prévision vient toujours contredite par les faits.

Ismaele Calaciura Errante

Références :

  1. https://www.reuters.com/world/biden-germanys-scholz-stress-unified-front-against-any-russian-aggression-toward-2022-02-07/#:~:text=no%20longer%20a%20Nord%20Stream,be%20able%20to%20do%20it.%22
  2. https://www.larevuedelenergie.com/wp-content/uploads/2018/09/GNL-americain-concurrence-Russie.pdf
  3. https://www.politico.eu/article/emmanuel-macron-incite-europeens-etats-unis-chine/
  4. https://www.lemonde.fr/international/article/2023/04/27/autonomie-strategique-emmanuel-macron-affaiblit-sa-propre-position_6171235_3210.html
  5. https://www.lepoint.fr/monde/propos-sur-taiwan-emmanuel-macron-assume-12-04-2023-2516118_24.php

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Ismaele Calaciura Errante est né à Rome en 2003. Étudiant dans une double licence en Philosophie à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et en Lettres modernes à l'université Sorbonne Nouvelle de Paris, il participe aux mouvements sociaux et étudiants français et italiens.

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