Divisés mais ensemble : Le travail des migrants dans l’UE et en Turquie

© European Union 2016 – European Parliament

Le paysage politique de l’Europe pendant la guerre froide était défini par un conflit apparemment simple entre la gauche et la droite. Cependant, depuis l’effondrement du bloc de l’Est, le centre politique s’est déplacé vers la droite et un nouveau type d’antagonisme est apparu, celui entre les conservateurs eurosceptiques anti immigration et les libéraux plus « humanitaires » qui prônent l’ouverture des frontières. Plus que toute autre chose, la question des migrants dicte le débat sur le continent.  C’est aussi vrai dans l’UE qu’en Turquie, où l’impact économique et idéologique de l’immigration est profondément ressenti par les habitants. 

Cela dit, le discours dominant manque clairement d’analyses de fond sur les effets de l’immigration. Les insultes sur la personne, les accusations de racisme et de trahison sont légion, mais les vraies questions sont toujours mises de côté. Comme l’économie orthodoxe a été incapable de se sortir de la situation qu’elle a créée, il faut comme toujours se tourner vers l’économie politique socialiste pour trouver les réponses nécessaires à une véritable solution. Une fois la théorie de l’immigration examinée, elle peut être utilisée pour comprendre la situation actuelle de l’UE et de la Turquie et proposer un plan d’action. 

Le travail des migrants dans le cadre socialiste 

Dans la théorie de Marx, un facteur majeur déterminant la distribution des salaires est son concept d’armée de réserve de main-d’œuvre, cette partie de la population qui ne fait pas partie du prolétariat et qui peut être absorbée par lui [1]. Marx distingue trois types différents d’armée de réserve, l’armée de réserve latente étant la partie de la population vivant dans les régions agricoles et sous-développées qui migre vers les villes à la recherche d’un emploi comme ouvrier salarié. La concurrence qui en résulte pour les emplois réduit le pouvoir de négociation du travail par rapport au capital et fait baisser les salaires. Une réserve latente importante constitue donc un obstacle à une augmentation substantielle des salaires. Toutefois, cette réserve étant limitée, elle finit par s’épuiser, ce qui conduit à la création d’un marché du travail tendu où les travailleurs peuvent s’organiser plus facilement et faire pression pour obtenir de meilleurs salaires. 

Quel est le rôle de l’immigration dans tout cela ? Comme indiqué précédemment, la réserve latente finit par se tarir après un certain stade de développement des forces productives dans un pays donné – mais qu’en est-il des autres pays ? L’immigration sert à maintenir la réserve latente et son effet dépressif sur les salaires en laissant entrer des travailleurs étrangers qui doivent concurrencer les travailleurs nationaux sur le même marché du travail. À l’époque de Marx, ce phénomène s’est manifesté le plus clairement dans la question irlandaise. Comme il le dit, « la bourgeoisie anglaise a aussi des intérêts beaucoup plus importants dans l’économie actuelle de l’Irlande. En raison de la concentration sans cesse croissante des baux, l’Irlande envoie constamment son propre excédent sur le marché du travail anglais, ce qui a pour effet de faire baisser les salaires et d’abaisser la situation matérielle et morale de la classe ouvrière anglaise ». Il poursuit : « Et le plus important ! Chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles, les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. » [2] 

Ce bref aperçu de Marx résume parfaitement les deux fonctions fondamentales de la main-d’œuvre immigrée telle qu’elle est employée par les capitalistes : L’effet économique est de faire baisser les salaires pour l’ensemble de la population et l’effet idéologique est de briser la solidarité de classe en créant de l’animosité entre les différents groupes de travailleurs. Les capitalistes y trouvent certainement un avantage, mais cela n’explique pas à lui seul l’adoption initiale de politiques pro-immigration par les néo-libéraux dans les années 70. Il existe une contradiction bien plus profonde au sein du capitalisme qui rend nécessaire le recours à la main-d’œuvre immigrée : la baisse du taux de profit. Le capitalisme a besoin d’un apport constant de nouveaux travailleurs pour maintenir le taux de profit à un niveau élevé, mais à mesure que les pays se développent, leur taux de fécondité se stabilise et l’offre de main-d’œuvre s’épuise, ce qui entraîne une baisse inévitable du taux de profit. La main-d’œuvre immigrée était et reste un moyen facile de contrecarrer cette tendance, et c’est son emploi qui a permis à l’Europe capitaliste de sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouvait au moment de la crise de l’OPEP [3]. 

Il n’est pas exagéré de dire qu’une bonne partie du système économique actuel de l’Europe repose sur l’exploitation efficace de la main-d’œuvre immigrée dans le but de maintenir un taux de profit constant. Alors que l’UE a une façon plus institutionnalisée et plus « gentleman » de gérer son offre de main-d’œuvre immigrée, la Turquie a profité de la tournure soudaine des événements en Syrie pour créer son propre réservoir de main d’œuvre. Quelles que soient leurs différences, ces deux régions sont l’expression d’un même système de base qui avilit la main-d’œuvre sur tous les fronts. 

L’UE 

La question de l’immigration dans l’UE comporte deux aspects. Le premier concerne l’immigration d’un État membre à un autre. Comme on le sait, l’UE a été conçue comme un marché intérieur marqué par « l’abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux ». Ce cadre néolibéral, qui donne au capital tous les outils dont il a besoin pour maximiser ses profits, fait des États membres de l’Est une réserve latente étendue pour l’Ouest. Les Européens de l’Est dont les industries locales ont été détruites et qui se sont retrouvés au chômage après la transition vers le capitalisme ont été absorbés par des pays comme l’Allemagne où ils ont été transformés en main-d’œuvre bon marché. 

Bien que la législation européenne accorde une protection totale aux travailleurs étrangers de l’UE, elle permet néanmoins aux employeurs de transférer des contrats syndicaux faiblement rémunérés de pays à bas salaires vers des pays à hauts salaires et interdit toute action syndicale contre cette pratique. La Cour de justice de l’Union européenne a confirmé à plusieurs reprises le droit des employeurs à déplacer la main d’œuvre d’un pays à l’autre pour abaisser les salaires et contourner les conventions collectives, comme l’illustrent les affaires Laval et Viking. Ce cadre crée une illusion très forte : les économies occidentales, qui sont les bénéficiaires nettes de ce système, apparaissent comme des alliés bienveillants qui aident les pauvres de l’Est à s’en sortir. Les changements démographiques dans des pays comme la Bulgarie ou les pays baltes donnent cependant une image beaucoup moins flatteuse. 

L’autre aspect de l’immigration concerne les personnes venant de l’extérieur des frontières de l’UE. Comme on peut s’y attendre, le traitement qui leur est réservé est considérablement plus brutal, car ils ne peuvent même pas bénéficier de la protection juridique de base dont jouissent les citoyens de l’UE. Les autorités européennes sont également beaucoup plus pointilleuses à leur égard. Elles sont prêtes à accepter des médecins et des ingénieurs syriens tout en envoyant le reste de leurs compatriotes dans les limbes de la Turquie. Pire encore, le sort des personnes qui tentent de traverser la Méditerranée sur des embarcations de fortune et qui se perdent en mer à cause de la négligence ou de la complicité des garde-côtes grecs et italiens. 

Ces deux types différents d’immigrants montrent la particularité de l’aspect idéologique du projet européen. Nombreux sont ceux qui voient dans l’UE un moyen pour les nations européennes de se débarrasser du nationalisme qui les a tant fait souffrir au siècle dernier. En réalité, ce qui s’est produit, c’est la création d’un nouveau type de conscience nationale européenne. Le débat entre les conservateurs et les libéraux n’est donc pas un conflit entre des visions du monde nationalistes et internationalistes, mais plutôt un conflit entre le nationalisme local et le nationalisme européen. 

En fin de compte, il s’agit d’une question culturelle qui feint d’avoir des conséquences économiques. Le capitalisme a besoin d’une certaine quantité de main-d’œuvre immigrée pour maintenir le taux de profit à un niveau élevé, quel que soit le degré de racisme des capitalistes individualistes. C’est pourquoi les mouvements prétendument anti-immigration en Europe ne sont en fin de compte qu’une farce, car ils ne pourront jamais tenir leurs promesses de campagne sans s’attirer les foudres du capital qui les finance. Faire des immigrés des boucs émissaires, inciter à la haine contre eux et mettre leur vie en danger, voilà ce que feraient les politiciens, mais les expulser purement et simplement ne serait jamais à l’ordre du jour de personne.

La Turquie 

Pour l’UE, la Turquie sert de tampon entre elle et le Moyen-Orient, un moyen pour elle de filtrer la main-d’œuvre qualifiée du reste. À cette fin, elle donne de l’argent à la Turquie pour qu’elle héberge les immigrants indésirables à l’intérieur de ses frontières. Comme on pouvait s’y attendre, de nombreuses personnes en Turquie sont mécontentes de cette situation et considèrent que l’UE se sert de la Turquie comme d’une poubelle. Cette colère est dirigée contre Erdoğan et son parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), mais aussi contre les immigrants eux-mêmes, qui sont pour la plupart des réfugiés syriens. Dans le discours public, les Syriens sont souvent décrits comme des profiteurs qui engloutissent les fonds du gouvernement et de l’UE sans rien faire pour l’économie. Des rumeurs circulent selon lesquelles les Syriens reçoivent des salaires alors qu’ils ne travaillent pas, qu’ils sont soignés gratuitement dans les hôpitaux, qu’ils ne paient pas leurs médicaments, qu’ils entrent à l’université sans examen, etc. 

Cette idée d’un Syrien facile est bien sûr un fantasme. En réalité, la majorité des réfugiés syriens travaillent sans être enregistrés, sans statut légal ni droits, et sont soumis à de faibles salaires et à de mauvaises conditions de travail. Selon des données récentes, seuls 145 000 réfugiés syriens sur près de 3,7 millions vivent dans 25 « centres d’hébergement », tandis que près de 3,5 millions d’entre eux vivent dans différentes provinces de Turquie. On estime à plus d’un million le nombre de travailleurs syriens non enregistrés, employés dans l’agriculture, la construction, le textile et certaines industries à forte intensité de main-d’œuvre, en particulier pour le travail saisonnier [4]. Cette situation a bien sûr eu pour effet de faire baisser les salaires de l’ensemble de la main-d’œuvre, comme le prévoit la théorie de la réserve latente [5], mais les conditions des travailleurs syriens eux-mêmes sont particulièrement misérables. Dans une étude menée sur les conditions des travailleurs du textile en Turquie, près de cent pour cent des travailleurs syriens interrogés ont déclaré ne pas avoir d’assurance [6].

La Turquie a déjà une part des salaires (la part du revenu national consacrée au travail) très faible par rapport aux autres pays de l’OCDE [7], mais les entreprises ont tendance à réduire davantage les coûts de la main-d’œuvre [8]. L’utilisation à grande échelle de main-d’œuvre syrienne non déclarée contribue certainement à cette tendance à la baisse, mais rejeter toute la responsabilité sur les Syriens est une manière opportuniste et malhonnête de présenter la situation actuelle. Un exemple de cet opportunisme et de cette malhonnêteté nous vient d’Ümit Özdağ, le nouveau politicien d’extrême droite en vogue en Turquie, qui affirme que la crise économique à laquelle le pays est confronté ne peut être résolue sans l’expulsion des Syriens. Ce type de rhétorique attire l’attention du jeune homme en colère démographique, mais il ne sert qu’à créer un écran de fumée qui masque les vraies raisons de la crise, comme les politiques économiques visant délibérément à polariser les revenus [9]. 

Dans les pays sous-développés comme la Turquie, où la main-d’œuvre est déjà bon marché, les réfugiés en provenance de pays moins développés que la Turquie sont un moyen d’accroître la concurrence entre les travailleurs et de faire baisser les salaires, d’augmenter encore la sous-traitance, le travail non assuré et précaire, et le rôle d’experts comme Özdağ est de détourner l’attention de ce fait et de répandre des histoires sur un complot visant à « arabiser » la Turquie. La nature de classe du problème étant ignorée, la discussion s’oriente nécessairement vers le chauvinisme. Il s’agit d’un phénomène universel, mais la façon dont la question est formulée est quelque peu particulière à la Turquie et découle de l’évolution de l’AKP lui-même. Lorsque l’AKP a été élu pour la première fois, il avait une image d’islamiste plus « tolérant » et inclusif. Cette façade a été abandonnée au fil du temps pour faire place à un programme de plus en plus chauvin, sans jamais abandonner ses racines islamistes. Aujourd’hui, l’idéologie de l’AKP peut se résumer à un essentialisme turco-sunnite ou à un néo ottomanisme : les Turcs sont au sommet du monde musulman et maîtrisent les Arabes qui leur sont inférieurs. Cela crée un environnement très bizarre où les partisans d’Erdoğan accueillent les réfugiés en tant que musulmans, mais les méprisent également en tant qu’Arabes. 

Le dernier point à aborder est l’effet de la main-d’œuvre migrante sur la contradiction entre les camps opposés de capitalistes. Il est tout à fait clair que l’arrivée de travailleurs étrangers crée un fossé entre eux et les travailleurs nationaux, mais elle crée également un conflit d’intérêts entre les petites et moyennes entreprises et le capital financier monopolistique. Les PME ont pu se développer considérablement grâce à la main-d’œuvre migrante travaillant dans les secteurs des services, du textile et de la construction, tandis que le capital financier monopolistique exige une population capable de surmonter sa dépendance à l’égard de la production de marchandises bon marché pour prendre part au cycle de production-consommation. Il convient toutefois de souligner que, quels que soient les désaccords entre les deux camps, le capital dans son ensemble bénéficie en fin de compte de la situation actuelle, comme le montrent clairement les taux de profit [10]. 

Aller de l’avant 

Il n’entre pas dans le cadre de cet article d’élaborer un programme détaillé sur la manière d’aborder la question des migrants, mais certaines grandes lignes peuvent tout de même être dégagées. Comme on l’a dit, la main-d’œuvre immigrée a effectivement un effet dépressif sur les salaires, mais il est contre-intuitif d’en rendre les immigrés responsables. Au contraire, les travailleurs devraient faire campagne ensemble pour obtenir l’interdiction légale pour les patrons d’employer des travailleurs étrangers à un salaire inférieur à celui des travailleurs nationaux. Les travailleurs étrangers devraient également être persuadés d’adhérer aux syndicats locaux appropriés, au même titre que les travailleurs nationaux. Ces idées, et bien d’autres, sont toutes présentes dans le programme du Parti Ouvrier de 1880. Il s’agit d’un document ancien mais très solide qui peut être utilisé comme base pour créer un programme moderne capable d’unifier les travailleurs domestiques et étrangers. 

Bien sûr, il ne sera pas facile de réaliser ces demandes dans l’UE ou en Turquie, mais il ne faut pas oublier que rien de bon n’a jamais été facile. Les choses que l’on considère aujourd’hui comme acquises ont toujours été gagnées à la sueur de son front. Même avec la guerre en Ukraine, l’Europe se trouve encore dans une phase relativement pacifique de son histoire, mais cela ne donne en aucun cas une excuse aux socialistes pour baisser la garde. Si les travailleurs étrangers et les travailleurs domestiques doivent s’unir, ils devront faire preuve de la plus grande solidarité face aux divisions qui leur sont imposées. Je voudrais terminer par une citation de Cabral qui, selon moi, devrait être le principe directeur de tous ceux qui veulent être du côté des travailleurs. 

« Ne dites pas de mensonges, ne revendiquez pas de victoires faciles »

Cem Poyaz Özbay

Références :

[1] Karl Marx, “Capital”, Vol 1, Chapter 25 

[2] Letters: Marx to Sigfrid Meyer and August Vogt 9 April 1870 (marxists.org) 

[3] For an example of how a very high organic composition of capital coupled with a stagnant population affects profit rates, see Japan 

[4] https://www.al-monitor.com/tr/contents/articles/originals/2019/02/turkey-syria-syrian refugees-burden-or-cheap-labor.html 

[5] World Bank Document 

[6] MetalIsSuriyeSiginmaciTekstil2017.pdf (madde14.org), p. 58 

[7] Turkey’s economy grows 5.6% in 2022, but labor’s income share shrinks – Al Monitor: Independent, trusted coverage of the Middle East 

[8] Şirketlerin maliyetlerinde çalışanın payı düşüyor – Bloomberg HT

[9] To see a balanced response to Özdağ’s claims, see Cem Oyvat on Twitter: « Şu tvitten dolayı yemediğim hakaret kalmadı. « Fonculuğumdan », « liberalliğime » herşey söylendi. Maalesef bu tepkiler şaşırtmıyor. Twitter’in ortamı böyle. Şu yazdığım Türkiye dışında bir yerde ilgi görüyor olsa veya şu yazdıklarımdan tek kuruş para alsam gam yemeyeceğim. 1/ » / Twitter 

[10]Fortune 500 Türkiye-2022 Araştırması’na göre, net satış, ihracat ve kârda rekor artış yaşandı – Foreks

Image : © European Union 2016 – European Parliament; Attribution-NonCommercial-NoDerivatives CreativeCommons licenses creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/). https://www.flickr.com/photos/european_parliament/24327206073

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Cem Poyraz Özbay, le “grand turc”, est né à Istanbul et aujourd’hui est en train d’étudier le droit en France. Il s'intéresse, entre autres, à l'économie politique marxiste et à la philosophie du matérialisme. Il peut paraître un peu effronté au premier abord, mais soyez assuré qu'il le devient encore plus au fur et à mesure que vous le connaissez. Il est également un grand fan d'Elis Regina.

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