Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant : La drôle de paix des occidentaux

Les Sabines, par Jacques-Louis David.

« Raptores orbis, postquam cuncta vastantibus defuere terrae, mare scrutantur; si locuples hostis est, avari, si pauper, ambitiosi, quos non Oriens, non Occidens satiaverit; soli omnium opes atque inopiam pari adfectu concupiscunt. Auferre, trucidare, rapere falsis nominibus imperium, atque ubi solitudinem faciunt, pacem appellant.« 

« Brigands du monde, depuis que, dévastant tout, ils n’ont plus de terres à ravager, ils fouillent la mer ; si l’ennemi est riche, ils sont avides de posséder, de le tyranniser s’il est pauvre, ni l’Orient ni l’Occident ne les a rassasiés ; seuls entre tous, ils convoitent avec la même ardeur l’opulence et l’indigence. Voler, massacrer, ravir, voilà ce que leur vocabulaire mensonger appelle autorité, et où ils font le désert, ils l’appellent paix. »

Agricola, 30, 7, Tacite.

On écrivait cet été de l’impossibilité d’une fantomatique “autonomie stratégique européenne” affichée, par les bourgeoisies française et allemande, comme position géopolitique d’équilibre entre les intérêts propres à l’Europe, qui, parfois, aime se penser encore comme un pôle impérialiste réellement indépendant, et l’agenda impériale américaine. Les développements historiques qui ont suivi depuis ont renversé la donne : aujourd’hui, tandis que les États-Unis lâchent progressivement la prise en Ukraine et au Moyen-Orient, du moins, il semblerait – entre les difficultés de Joe Biden à faire voter les financements à l’Ukraine, Biden lui-même qui durcit le ton avec la folie destructrice de Netanyahu et les promesses de Donald Trump de résoudre le conflit entre Kiev et Moscou en 24h – il semblerait que désormais c’est la dirigeance européenne qui a “décidé”, dans un entêtement suicidaire, de combattre pour les américains pendant qu’ils prennent du temps.

Les délires macroniens sur l’envoi de troupes occidentales au front russe, démentis par tous ses homologues, et par l’OTAN lui même (Jess Stoltenberg, Secrétaire général de l’Otan a exclu l’engagement direct de l’Otan en Ukraine – bien que l’Alliance atlantique entraine notoirement l’armée ukrainienne) a fait émerger une fureur belliciste dans les bourgeoisies occidentales qui est, euphémistiquement, inquiétante. Les proclames guerriers d’au-deçà de l’Atlantique nous font comprendre la nature inédite des temps qui nous attendent : Charles Michel écrivait, le 18 mars 2024, une tribune pour le quotidien de centre-gauche français Libération, dont le contenu est résumable, dans ses mots, par une citation qui sonne plutôt comme un épitaphe : “si on veut la paix il faut se préparer à la guerre”. 

Drôle de guerre celle qui est conçue comme étendard de la paix, surtout en sortant de la bouche d’institutions qui célèbrent en boucle le merveille de 70 ans de paix ininterrompue (on a récemment fêté avec joie les 75 ans de l’OTAN, pacte défensif qui totalisé une bonne trentaine de millions de morts dans des guerres d’agression tout au long de son existence) en oubliant l’engagement européen, direct ou indirect, dans la quasi-totalité des conflits sur grande échelle qui ont ensanglanté la planète dans les heureuses années de la pax americana, finalement révolue.

Parce qu’il est clair que les rapports de force sont entrain de changer, et ce n’est surement pas en faveur du “monde libre”, de l’Occident collectif. L’addition de cinq siècles de déshumanisation des quatre quarts de la planète de la part de l’Europe et ses acolytes, dont désormais elle est un fief bon juste à y passer les vacances, va être chère, et encore plus si la conduite des classes dominantes en Occident continuera sur cette attitude. Le décompte des front congelés de l’affrontement global se réduit, parmi ceux qui ne se sont pas déjà réchauffés, on trouve donc l’Ukraine et le Moyen-Orient, où la situation est arrivée, inexorablement à un tournant irréversible – ou Taiwan, où on n’est pas encore arrivés à l’embrasement militaire. Mais si d’un côté on a le revanchisme russe qui s’est démontré prêt à renverser la table du droit international, lassé par les tromperies et l’humiliation, ou Israël, qui fait encore pire, jouissant de son impunité divine et qui conduit sa guerre-sainte à lui, de l’autre il y a la Chine, qui elle, depuis sa barbarie totalitaire asiatique, défend l’ordre global fondé sur le droit et sur les règles, tandis que les avant-gardes du « monde libre » ont le vice récurrent du nettoyage ethnique génocidaire. 

Il est important de ne pas oublier que les pays de l’Occident ne sont pas peuplés exclusivement par des riches au degré de racisme variable, en vertu de la latitude des bancs parlementaires où siègent leurs riches représentants. Parce que la démocratie libérale occidentale, qu’ils présentent comme l’achèvement ultime de siècles de lutte pour l’émancipation, est désertée par plus de moitié des citoyens auxquels elle s’addresse, lors des tournées électorales. Par rapport à il ya quelque décennies, la participation politique – du moins dans sa forme institutionnelle – n’a pas simplement subi une regression, mais dans son état actuel, témoigne d’un véritable effondrement. 

Les “masses” travailleuses occidentales existent, et elles n’ont rien à partager avec ceux qui les gouvernent, encore moins pour ce qui regarde le destin que ces élites leur veulent imposer. Le premier point sur lequel s’affronte une incompatibilité  de perspectives est celui de “l’économie de guerre” dont les institutions communautaires européennes et les gouvernements nationaux déclament la nécessité immédiate, depuis que sur le front ukrainien les choses tournent mal pour Kiev. L’OTAN depuis longtemps demande aux pays membres d’augmenter la dépense militaire au 2% du PIB, et les voix en budget des économies nationales européennes augment toujours plus : la France, par exemple atteindra la dépense requise par l’Alliance atlantique, a déclaré le Ministre de la Défense Lecornu, en 2024 ; tandis que les autres pays membres, plus retardataires, cherchent de rattraper cette distance. Plus d’argent pour les armes et les armées signifie moins d’argent pour la formation, la santé et les services publics : c’est bien cela que signifie “économie de guerre” ; la course aux armements correspond à une resserrée d’austérité et à des politiques de boucherie sociale. On va pas faire une liste de toutes les économies faites dernièrement par les gouvernements européens pour réjouir les Seigneurs de la Guerre atlantiques, mais, particulièrement intéressantes pour les étudiants, pourraient être les économies de 900 millions dans la recherche scientifique et dans la formation annoncées par le gouvernement Attal en France.

Dépassée la question économique il reste le fait du carnage impérialiste perpétré par l’Occident et le défi militaire à la Russie dans lequel, en écoutant leurs déclarations, les bourgeoisies européennes sont décidés à prendre toujours plus de risques. On a rappelé ailleurs pourquoi les réels intérêts matériels européens sont opposés à sa politique étrangère dictée par Washington, notamment sur le niveau  énergétique (l’affaire Nord-Stream est emblématique en se sens). Mais il est clair comment l’escalade militaire serait encore plus dramatique, et que les peuples européens n’ont pas intention de  risquer quoi-que-ce soit pour Washington, non pas pour égoïsme mais pour lucidité. Mais encore, la  rhétorique des gouvernements et de la presse bourgeoise mainstream prêche l’absurdité du sentiment “a-historique” des européens, en déclarant que leurs supérieurs valeurs de liberté doivent, à nouveau, être défendus avec le sang, et qu’il fallait être conscients que ces trois-quart de siècle de paix n’allaient pas être gratuits. Les populations européennes sont feignantes, non  seulement elles prétendent un état social, mais elles ne veulent meme aussi pas se battre et mourir pour les profits de ceux qu’ils les exploitent. Vaudrait mieux leur rappeler qu’est-ce que c’est que la vie de tranchée pour qu’ils oublient le luxe de la grève. 

La question de la solidarité avec la cause palestinienne a été encore plus emblématique. Les dirigeants racistes de l’Occident appliquent renforcent leur législation islamophobe et anti-immigration, quand une bonne partie de leurs massses travailleuses sont issues d’immigration musulmane (on observe cela en France et en Allemagne). Au meme temps la complicité sur tous les niveaux (politique, militaire, académique) avec l’entité sioniste israelienne est fièrement revendiquée, en provocant une rage légitime non seulement dans les musulmans et dans les juifs d’occident,, mais bien évidemment dans tous les citoyens qui s’indignent en sachant que leurs gouvernements sont complices au meme temps de l’escalade militaire globale et des plus de 30 mille morts à Gaza. 

Ce conflit se traduit dans une répression violente et implacable – à Naples il y a quelques semaines ont eu lieu des grands affrontements entre le cortège anti-Otan et la police, la meme chose à Rome il y a quelque jour. En Italie, le scepticisme envers la politique belliciste occidentales est la plus haute –  le 60% des citoyens s’oppose à toutes les formes de collaboration avec le régime de Kiev, par exemple. 

Cela veut dire seulement une chose : que si c’est cela qu’ils appellent la paix, les peuples leur feront la guerre, et s’ils veulent, comme il disent, la guerre, les peuples arriveront à construire la paix.  

Ismaele Calaciura Erante

Bibliographie

https://www.ansa.it/molise/notizie/2024/03/25/meloni-falsi-i-tagli-agli-ospedali-per-sanita-risorse-record_700e0ca8-6f9a-4db9-8bb3-af36d794280a.html

https://ilmanifesto.it/dal-1945-ad-oggi-20-30-milioni-gli-uccisi-dagli-usa

https://edition.cnn.com/2024/01/20/europe/zelensky-trump-end-russia-ukraine-war-intl-hnk/index.html

https://theconversation.com/house-of-representatives-holds-off-on-ukraine-aid-package-heres-why-the-us-has-a-lot-at-stake-in-supporting-ukraine-227420

https://www.theguardian.com/world/live/2024/mar/11/russia-ukraine-war-live-volodymyr-zelenskiy-pope-francis-latest-news-updates

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Ismaele Calaciura Errante est né à Rome en 2003. Étudiant dans une double licence en Philosophie à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et en Lettres modernes à l'université Sorbonne Nouvelle de Paris, il participe aux mouvements sociaux et étudiants français et italiens.

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