Cinéma, propagande, et émergence multipolaire

La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, par Louis Lumière.

Il va sans savoir que le cinéma, pratiquement depuis sa création, a fait l’objet d’accaparation de la part des États pour en faire de la propagande politique. Le cinéma, cet art originellement forain, très vite devenu expérimental, est, d’une certaine façon, l’art le plus démocratique qu’il soit. Non pas que ce soit un art qui a perpétuellement chercher à questionner un pouvoir établi. Il s’agit plutôt d’une forme qui, par son essence même, tend à toucher l’essence de la conscience populaire et à la mouvoir, au lieu d’entamer un mouvement du haut vers le bas, des élites intellectuelles ou culturelles vers les classes populaires. Le caractère démocratique du cinéma ne doit pas être compris ici comme le caractère d’un système politique donné, mais véritablement comme une proximité avec les classes populaires, de par sa façon d’être compris et commercialisé. Le cinéma, contrairement à la littérature ou à la musique, ne dépend pas d’une initiation à un langage spécifique, le langage écrit ou musical, pour être compris. Pendant des siècles, les classes populaires n’ont eu guère accès à la littérature, eu égard au faible taux d’alphabétisation qu’avaient nos sociétés. Le langage visuel, le pouvoir des images, se comprennent au premier abord et ce sans besoin d’une particulière formation. C’est d’autant plus vrai que le cinéma se compose non pas d’images peintes ou dessinées dans ses origines mais d’images photographiques, qui fonctionnent véritablement comme une capture du réel. Et c’est en mettant plusieurs images photographiques les unes à la suite des autres que naît la magie du cinéma, parfaitement illustrée par l’effet Koulechov. Ainsi, en projetant d’abord le visage d’un homme neutre, sans émotions, puis l’image d’un plat ou d’un enfant mort, le spectateur comprend alternativement que l’homme a faim ou ressent de la tristesse, et ce sans texte ou dialogue explicatif. Le montage comme source des émotions les plus viscérales et les plus instinctives, voilà un des faits uniques de cette forme artistique. Le cinéma est donc démocratique par sa vraisemblance et sa proximité linguistique avec toutes les strates de la société.  

L’autre élément qui, à notre sens, rend cet art démocratique, est précisément son caractère industriel. Le cinéma, contrairement à toutes les formes artistiques qui l’ont précédé, est un fils de la Révolution Industrielle. Il est impossible de concevoir la forme cinématographique en la séparant de la machine qui lui a donné naissance, le cinématographe, qui permet d’enregistrer et de reproduire vingt-quatre images par seconde avec comme seule limite la quantité de pellicule à disposition. Non seulement le cinéma naît avec une machine, non seulement le cinéma visait à automatiser le processus photographique pour le massifier et mettre les images en mouvement, mais un des premiers films qui n’ait jamais existé est la « Sortie des ouvriers de l’usine Lumière à Lyon », qui représente justement une sortie des ouvriers de l’usine et leurs réactions en voyant une caméra. L’intérêt que peut avoir ce court-métrage, outre son caractère pionnier et novateur, vient de la subjectivation des masses qui est entamée par le film. Les ouvriers sont un, ils sortent en masse de l’usine, ils se fondent entre eux, ils sont à eux tous un sujet cinématographique que la caméra va tenter de récupérer entièrement par la force du plan général. Peu à peu, des gens aux visages plus marquants ou qui vont réagir de façon différente face à la caméra, par un sourire ou un regard prolongé de curiosité, vont rester dans l’imaginaire du spectateur, mais ils seront indissociables de la masse des ouvriers, à jamais subjectivée et immortalisée par les Frères Lumière. Le cinéma est donc un art qui non seulement s’inscrit, par les sujets qu’il filme, dans un contexte où les masses travailleuses prennent de plus en plus d’importance, mais qui arrive plus facilement à ces masses travailleuses par la dynamique même du marché dans lequel il se meut. Les premiers cinémas étaient des stands de fêtes foraines qui allaient de quartier en quartier et de village en village et, dans les pays anglosaxons, ils étaient connus sous le nom de « nickelodeons » car ils ne coûtaient qu’un « nickel », un prix accessible à tous. Le cinéma est un art que le propre marché libéral fait mouvoir du bas vers le haut, du succès populaire à l’émerveillement de la critique spécialisée. Tout cela comporte des limites évidentes, en termes de production de films avec peu de risque ou de parti-pris artistiques pour contenter un certain public, mais nous ne nous y arrêterons pas ici.  

Une fois la démocratie, la massification du cinéma établie, il est clair que différents mouvements politiques ont essayé de se l’approprier comme instrument de parti pour véhiculer une certaine idéologie, mais, surtout, une fois arrivés au pouvoir, comme une partie de la machine d’État et de la propagande. Les exemples les plus connus sont évidemment les nazis et les soviétiques. Les documentaires de propagande nazie de Leni Riefenstahl, qui mettaient en scène la masse des militants lors du Congrès de Nüremberg ou qui faisaient le culte de l’athlète aryen pour les jeux olympiques de Berlin sont restés dans l’Histoire comme des illustrations parfaites d’un cinéma de propagande de grande qualité. Plus caricaturesques sont les films ordonnés directement par Goebbels, tels que « Le Juif Süss », véritable propagande antisémite de fiction, à l’intérêt cinématographique assez faible. Les films tentent ici soit de modeler la masse populaire, par une intervention sur le marché des sorties poussant à véhiculer certaines idées au plus grand nombre, soit de mettre en scène la masse, pour donner une sensation de grandeur, de spectaculaire aux nouveaux mouvements. Ce phénomène existe également en Union Soviétique, avec les films du grand Sergueï Eisenstein, où non seulement la masse est mise en scène et subjectivée, mais elle devient l’objet d’un montage saccadé, très entrecoupé et au rythme frénétique, visant à individualiser pendant une seconde chaque acteur de l’histoire qui est racontée, acteur momentané de l’Histoire dont la classe ouvrière est le personnage principal. Que ce soit durant les massacres du « Cuirassé Potemkine » ou durant la prise du Palais d’Hiver d’ « Octobre », le montage rend palpable la masse, car il lui donne une infinité de visages qui vont se conjoindre avec les plans généraux de cette masse agissante, d’autant plus spectaculaires que le montage est rythmé.  

Durant la Seconde Guerre Mondiale ont également abondé les films de propagande du côté étatsunien, où les plus grandes stars d’Hollywood, dans divers films de guerre, ont personnifié l’américain moyen qui se battait en Europe ou dans le Pacifique. Il est nécessaire ici de rappeler la série de films supervisée par Frank Capra et qui étaient de la propagande de guerre directe « Why we fight », où diverses images de la guerre tournées par certains des plus éminents réalisateurs d’Hollywood étaient accompagnées d’une voix-off qui expliquait au peuple étatsunien les raisons du combat. Il est intéressant ici de noter que la narration se manifeste souvent d’une façon collective, avec le « We », le « Nous », comme forme d’expression la plus courante. Le court-métrage « Battle of Midway » de John Ford est d’autant plus intéressant dans cette logique démocratique du cinéma, en particulier de son instrumentalisation comme cinéma de propagande, dans la mesure où le personnage typiquement fordien est ici le soldat anonyme, qui n’apparaît que quelques secondes, l’étatsunien type qui se bat durant la bataille de Midway et qui, lorsque le soleil se couche, joue l’accordéon avec ses camarades, dans une nostalgie assumée de leur maison. Cette scène est typiquement fordienne mais les personnages ne sont construits que comme le visage anonyme d’un groupe social clairement identifié, les soldats de Midway. C’est d’autant plus curieux qu’un des soldats vus dans le court-métrage est James Roosevelt, le fils du président Roosevelt, et cela n’est dit à aucun moment du film.  

Après la Seconde Guerre Mondiale, la propagande cinématographique s’est exercée, au sein du bloc mené par les États-Unis, de façon plus subtile que la simple justification de la guerre. Il s’agissait d’exporter un mode de vie, de raconter des histoires archétypiques d’une certaine façon de comprendre le monde. Ainsi, pour sortir des États-Unis, c’est le cinéma italien qui prend les rennes en Europe comme grand cinéma du continent. Il est spécialement intéressant de voir qu’au sein d’une industrie foisonnante avec un pays en reconstruction après la fin du fascisme et avec une grande majorité des grands réalisateurs faisant des films sociaux, voire communistes, comme « Le voleur de Bicyclettes » ou « Umberto D », tous exemples du mouvement neorréaliste italien, le sous-secrétaire à la Présidence du Conseil et futur Président du Conseil Giulio Andreotti a eu l’idée de créer un néorrealisme catholique en 1949. C’est justement par l’immense succès, du bas vers le haut, qu’avaient les films néorrealistes des auteurs de gauche que le gouvernement décide d’exercer une certaine forme de propagande subtile, utilisant ce succès comme instrument de son discours. C’est ainsi qu’ont vu le jour deux grands films « Stromboli » et « Les Onze Fioretti de François d’Assise » de Roberto Rossellini. Le second est un exemple parfait de comment la forme néorréaliste, simple, épurée, apparemment sans prétentions peut parfaitement épouser un discours jusqu’à un certain point officiel, le discours catholique et particulièrement franciscain. Ici, saint François d’Assise et ses compagnons sont joués par de véritables moines, des acteurs amateurs donc, dans le pur style des ouvrier mis en scène par De Sica dans « Le voleur de bicyclettes ». L’identification que pouvait avoir le public pour ces acteurs amateurs, qui personnifiaient d’une certaine façon leur vie quotidienne tente ici d’être mise au service d’une certaine philosophie portée par la Démocratie Chrétienne en Italie.  

Après la chute du Mur de Berlin, le cinéma de propagande suit le cours de l’Histoire et, au sein du cinéma commercial, devient unipolaire. La vision des États-Unis comme police du monde qui avait déjà été entamée par le cinéma des années Reagan, avec des héros beaucoup plus brutaux que ceux des années 60 et 70, culmine dans les années 90, avec des films de plus en plus chers et mettant de plus en plus en vedette la figure du héros, individuel et résolvant les problèmes seul, voire, plus tard, du super-héros. Du point de vue de la production, jamais les blockbusters n’ont été si abondants et jamais les films commerciaux, dans leur majorité, n’ont coûté aussi cher. Dans la logique du marché, le plus important du film n’est plus le profit global qu’il va créer mais le profit que le film crée dans le premier weekend. Ainsi, des films tels que « Superman Returns » de Bryan Singer ont été considérés comme des échecs par leurs producteurs malgré leur rentabilité totale, car l’impact initial du film n’a pas été l’attendu. Le côté industriel du cinéma s’est adapté à une certaine forme du néolibéralisme post-reagan, où le marché ne doit pas seulement être rentable, mais il doit savoir se réinventer en permanence et ce en créant toujours plus, peu importe la qualité de ce qui est proposé. La production ne cherche plus à faire beaucoup de films moins chers pour arriver à certaines strates des masses subjectivées mais elle cherche à créer le plus grand impact au sein d’un marché. Le cinéma du monde unipolaire n’est plus représenté par une lutte de visions, mais par un choc des titans entre films très chers qui cherchent non pas nécessairement à modeler les esprits mais plutôt à les marquer et ce le plus vite possible, par l’absence certainement de véritable lutte idéologique.   

Cependant, de nos jours, avec la remise en cause de plus en plus poignante de l’hégémonie américaine par plusieurs puissances géopolitiques, telles que la Russie, la Chine et, dans une moindre mesure pour le moment, l’Inde, la lutte pour le public cinématographique, la lutte de propagande, ressemble de plus en plus à une confrontation entre empires plutôt qu’à une confrontation véritablement idéologique, de modèle politique à modèle politique. La façon de faire des films est assumée, les blockbusters sont désormais hégémoniques et le concept de lutte des titans entre blockbusters est quelque chose de parfaitement assimilé par le public. Cependant, au sein de ce modèle, arrivent de plus en plus de films d’autres puissances, et les différents marchés essaient de devenir hégémoniques dans différentes parties du monde. Le cinéma étatsunien, qui a énormément d’avance quant aux moyens dont ils disposent et quant aux bénéfices que font leurs films, essayent de pénétrer, depuis quelques années, le marché chinois. La Chine n’admet pas tous les films étrangers mais, comme il s’agit d’un marché de plus d’un milliard de personnes, le distributeur étatsunien qui réussit à y placer un blockbuster a un succès quasiment assuré. Il y a donc une adaptation à la législation chinoise, avec de plus en plus d’acteurs d’origine chinoise dans les films ou avec l’édulcoration de certaines critiques ouvertes à la Chine pour ne pas être coupés du marché. C’est le cas par exemple du blockbuster « Avatar : le dernier maître de l’air », qui parle très clairement de l’oppression des tibétains mais qui ne peut le dire à aucun moment.  

De son côté, des puissances émergentes tentent aussi de pénétrer les marchés étrangers et d’y gagner de l’hégémonie. La Chine a notamment fait des efforts pour faire des blockbusters dans le pur style d’Hollywood, notamment avec un exemple très sonné « The Wandering Earth » en 2019, qui a fait 700 millions de dollars pour un budget de 50 millions. Dans ce film de science-fiction, une certaine forme de propagande subtile est mise en place dans le même modèle que les blockbusters étatsuniens. Dans un monde où la terre est à la dérive suite au danger d’un choc avec un soleil, c’est un groupe d’astronautes chinois qui va sauver la Terre de la destruction. La vision politique derrière ce film reste intéressante, avec une primauté de l’action collective sur l’action individuelle, une alliance avec un personnage russe et une forme de fétichisation du progrès technologique qui s’encadre dans le nouveau productivisme technologique chinois. D’autre part, l’Inde, dont le marché de Bollywood, est, depuis longtemps, l’industrie qui produit le plus de films par an, mais elle n’avait jamais entamé la conquête du marché occidental avec des films à grand budget jusqu’à maintenant. Le film paradigmatique de cette percée sur le marché du cinéma indien est le film « RRR ». Après plusieurs années à sonder le marché interne et, d’une certaine façon, le marché de certains pays non-alignés, Bollywood sort un film sur Netflix qui a un immense succès et qui, d’une façon assez nationaliste et spectaculaire du point de vue des scènes qui y sont filmées, raconte la lutte de deux révolutionnaires indiens contre la domination britannique. Tout cela se fait dans la volonté non seulement de légitimer la lutte de l’Inde mais également dans l’envie de faire un film le plus spectaculaire possible pour attirer le public habitué aux blockbusters monstrueux. Le succès a été commercial et donc, d’une certaine façon, l’opération de propagande a réussi à marquer les esprits.  

Le cinéma, par son caractère strictement démocratique, mène inévitablement à son instrumentalisation au service d’une propagande qui, historiquement, a tenté de modeler idéologiquement les esprits et qui tente aujourd’hui de les marquer, avec une montée des tensions géopolitiques entre les Empires qui se disputent l’hégémonie. Dans cette nouvelle logique, de par le modèle de production de plus en plus fermé et demandant de plus en plus d’argent, il devient nécessaire pour le public de se réapproprier à la fois idéologiquement et commercialement le marché. Cela pourrait passer par une recherche de productions plus petites, qui tendent à oublier les dynamiques d’optimisation actuelles du marché mais qui transmettent un discours à travers le pur langage cinématographique et non pas seulement à travers de simples images spectaculaires. 

Marcos Bartolomé Terreros

Références

Effet Koulechov :    https://www.youtube.com/watch?v=ZwMRtWNEQRo&ab_channel=HistoryClub 

« La Sortie de l’usine Lumière à Lyon », Louis Lumière, 1895 

« Le Triomphe de la Volonté », Leni Riefenstahl, 1935 

« Olympia », Leni Riefenstahl, 1938 

« Le juif Süss », Veit Harlan, 1940 

« Le Cuirassé Potemkine », Sergueï Eisenstein, 1925 

« Octobre », Sergueï Eisenstein, 1927 

« Why we fight », Frank Capra, 1942-1945 

« La Bataille de Midway », John Ford, 1942 

« Le voleur de bicyclettes », Vittorio de Sica, 1948 

« Umberto D », Vittorio de Sica, 1952 

« Stromboli », Roberto Rossellini, 1950 

« Les onze Fioretti de François d’Assise », Roberto Rossellini, 1950 

« Superman Returns », Bryan Singer, 2006 

« Avatar : le dernier maître de l’air », M. Night Shyamalan, 2010 

« The Wandering Earth », Frant Gwo, 2019 

« RRR », S.S. Ramajouli, 2022 

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Marcos Bartolomé Terreros est espagnol, né en 2003. Il est étudiant dans la double licence de droit français et espagnol à l'Université Complutense de Madrid et à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il s'intéresse à la politique, la littérature et le cinéma.

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