L’ombre inamovible

Southern Pacific Lines, par Louis Fancher

On s’interroge actuellement sur la fin déclarée de la Pax Americana.  

L’Amérique, qui bénéficiant jadis d’une évolution rapide, nette et couronnée de succès et dont la puissance était de nature à entraîner toute une série de pays dans son sillage, serait en train de perdre l’initiative, serait submergé par le dynamisme vertigineux des autres régions du monde, friandes à vouloir réécrire les règles du jeu. De nouveau se rétractant sur eux-mêmes, rendre la planète « safe for democracy », comme l’affirmait le Woodrow Wilson il y a maintenant plus d’un siècle, semble avoir pris un rôle secondaire dans l’ordre du jour des Etats Unis. Fâcheuse conséquence, la vielle Europe, qui n’avait plus l’habitude de marcher sans support, se voit retirer ses béquilles. Ses béquilles peut-être mais pas ses chaines, car, par gravitation, la réalité historique fait en sorte que l’Europe vient de s’approcher des Etats Unis alors même qu’ ils ont l’air de fuir. Fuite souvent justifié par la notion que les Américains n’exercent qu’a contrecœur le « leadership » du monde libre. Ce leadership a contrecœur cependant devient un leadership beaucoup plus enthousiaste quand on s’éloigne de la sphère du gendarme du monde. Du coté économique notamment, Les exportations de biens des États unis vers l’Europe a atteint un niveau record de 498 milliards de dollars en 2023 ( selon le U.S. Census Bureau en 2016 ce n’était encore que 332.7 milliards, 187.4 milliards en 2000) les flux de commerce de biens entre les Etats-Unis et l’Europe a également atteint un niveau record en 2023, montant à une valeur de 1.22 trillion de dollars.. La machine américaine n’as donc visiblement pas l’intention de perdre son souffle dans ce domaine. Et ce n’est pas seulement dans le commerce qu’ils restent confortablement implanté an Europe. Les importants programmes d’investissements du Président Joseph Biden, dans le cadre du Build Back Better Plan, censé être le plus grand investissement public dans des programmes sociaux et d’infrastructure depuis les années 30 fait couler les capitaux européens d’avantage vers les Etats Unis que vers l’Europe, attirée par la projection de croissance stable qui découle de tels investissements. La tentation qu’offre un marché plus prévisible et homogène par rapport a celui qui souffre d’une «variété de situations» n’est rien de nouveau. Il est estimé le « réalisme » américain dans la poursuite de sa santé économique reste intacte malgré la période mouvementée que subit l’ordre établi. (Contrairement à l’Europe demeurent fidèles à un certain nombre de notions fondamentales.)  

La foi dans la persévérance du modèle américain se maintient donc en Europe une foi plus manifeste même que celle qu’on met dans son propre model « Europe mortelle ». Ce modèle américain qui fait en sorte que ce sont toujours eux les highest bidders et qui leur accorde, du fait qu’ils soient moins dépendants du commerce international que la majorité des autres économies développés, un avantage considérable dans les négociations bilatérales. Un modèle Européen qui soit dans la capacité de lui faire face ou même de s’y émanciper semble être un lointain souvenir. L’Europe s’attache volontairement aux Etats Unis, les chaines, elle les porte comme des parures et non contre son gré. Elle ne peut faire autrement. 

Même de nos jours, période ou l’on parle de nouvelle multipolarité et de dédollarisation, et ou l’avenir, l’irrationnel véritable, parait inquiétant pour l’Europe, le vieux lieu commun semble subsister encore : « L’Amérique est l’avenir ». Cela au détriment de repenser sa relation avec les autres régions du monde. L’Europe préfère d’entamer un douloureux processus de désengagement, au lieu d’être source de nouvelles initiatives à leur égard. L’Amérique et sa fabuleuse prospérité, sa culture de l’investissement parait être le choix plus confortable, étant mois la proie d’incertitudes et de remises en question. Le rêve de l’américanisme qui offre à tous d’immenses opportunités pour ceux qui savent les saisir pour ensuite en tirer le plus possible. Bien que cette vision des choses découle en grande partie de la de puissance économique que les Etats Unis maintiennent sur l’Europe et de facteurs géopolitiques, la puissance se joue dans également dans d’autres domaines, car il n’y a pas que l’économie pour illustrer l’actuelle dépendance Européenne a l’égard États-Unis.  

L’Europe peine à s’en apercevoir, elle avait même tendance a la renier. Ce domaine, qu’on jugeait appart de la puissance matérielle américain étant celui de la culture. 

Domaine dans lequel l’Europe pouvait encore se sentir plus sûre d’elle-même, son domaine de grande fierté. Pendant longtemps, il ne paraissait pas incommode de mettre en opposition la haute culture Européenne, culture aboutie, à la non existence d’une telle culture qu’on pouvait constater dans le nouveau monde. L’Amérique ne serait non pas l’avenir a cet égard mais plutôt une sorte de primitivisme, un lointain passé qui aura encore besoin de siècles pour atteindre la maturité culturelle et civilisationnelle de l’Europe. Jusque-là elle ne serait qu’une culture primitive peuplé d’une société de masse sans forme où seul l’argent compterait. Cette vision des choses était déjà bien présente au 19eme siècle, vision d’une «  société centrée sur l’homme privé et sa propension à acquérir et à gagner, où domine l’intérêt particulier qui ne s’occupe de l’universel qu’en vue de sa propre jouissance. Assurément il y a un droit, une loi juridique formelle, mais c’est un droit sans honnêteté, et les marchands américains ont cette mauvaise réputation de tromper, sous la protection de la loi» comme fustigeait un philosophe allemand (La Raison dans l’Histoire, Hegel, p. 206) . Une société de marchands rustres et complaisant, qui finalement n’avait pas grand intérêt pour le reste du monde si ce n’était pas pour faire du business ou trouver un bon parti pour améliorer son standing. Le vieux continent serait qu’une vitrine, qu’ils contempleraient convaincu ou voulant se convaincre qu’en Europe il n’y a rien d’intéressant. 

Et pourtant, très rapidement cette maturité culturelle prônée ne parvenait pas à faire barrage à la victoire écrasante des flux des capitaux américains. Apres s’être implanté d’avantage en Europe a la suite de la Grande Guerre et après s’être aperçu que les Etats Unies n’envoient plus leurs jeunes filles au Vieux Continent dans le seul but « de se convaincre qu’en Europe il n’y a rien d’intéressant » il est déploré que ces capitaux là submergerait la culture européenne et cela de manière permanente. Déjà à la veille de la crise de 1929, l’analyse tombe « L’américanisme nous submerge, je crois qu’un nouveau phare de la civilisation s’est allumé là-bas. L’argent qui circule dans le monde est américain et derrière cet argent court le monde de la vie et de la culture» (Luigi Pirandello, « Entretien avec Corrado Alvaro », L’Italia letteraria, 14 avril 1929). 

Emblématique pour cette submergance matérielle qui entraine la submergance culturelle étant le cinéma américain, ayant la nature fortuné d’être à la fois un art et une industrie, brouillant les lignes entre culture et économie. Avec les dollars venaient les films. C’est par cette industrie que progressa d’abord l’internationalisation du produit culturel américain et son implantation progressive dans la conscience européenne. 

Cette implantation, qui pris forme d’une culture de masse bouleversant l’idée de haute culture. Au fil du 20eme siècle, lassé par les prétentions d’une haute culture élitiste et encouragé par la prospérité croissante dans la major partie des sociétés européennes qui se trouvaient dans la « sphère américaine », l' »Américanisation par le bas » progressa d’une manière assumée et avec cela, processus d’auto-américanisation des sociétés européenne faisait son chemin. 

L’attrait si fulgurant pour le produit cultuel américain constatable a travers l’Europe laisse peut-être s’expliquer par l’évolution singulaire de la pop culture américaine. Faite du trop-plein de l’Europe, nation d’immigrés, les éléments clefs de sa culture populaire est son accent fréquent sur l’expression sentimentale et visuelles au-dessus de celles verbales, tout en se concentrant sur des thèmes et dilemmes humains susceptibles d’être universels. Une telle composition résulte dans un produit fini susceptible de séduire l’intégralité du marché global dans sa diversité. Son effet est direct et les idées et sentiments qu’elle communique n’as pas besoin d’intermédiaire. 

Tout le monde le connait, cet Eden en plastique de l’américanisme triomphant, ses stars et millionnaires à scandales et ses vedettes dont les vies sont suivies avidement. Car au-delà des produits finis films, musiques réseaux sociaux etc. l’implantation de la culture américaine en Europe se fait par la création d’un imaginaire collectif et généralisable de certaines choses, certaines notions qui découle du contact permanent a cette culture. Ce sont des perceptions généralisables puisque les produits et canaux qui servent à façonner cet imaginaire sont en principe les mêmes pour tout le monde. Ce phénomène peut même aller aussi loin de façonner l’opinion publique, celui-ci découlant a priori de références communes. Désormais a travers les pays européens il parait bien avoir des références communes par rapport a des notions et choses les plus variés allant de la Cancel culture à Friends. Imaginations, perceptions et références façonnent la réalité vécue. De la même manière que le American way of life s’est imposé en matière de consommation, on pourrait donc dire que le American way of thinking gagnerait de jour en du terrain en Europe et cela sans qu’il y ait besoin d’une forme d’impérialisme culturel américain. L’américanisme culturel est parvenu à s’émanciper de la perception qu’il « imposait » quelque chose à l’Europe. Pourtant c’est bien lui qui exerce la véritable domination sur le vieux continent, en l’imprégnant dans son ensemble de manières de se comporter, de penser, de rêver, de diriger qui sont à la base propre aux Etats Unis. L’on peut constater que les États-Unis et ce qui découle de l’américanisation la culture, des valeurs et de la pensée sont présents de manière directe ou indirecte dans tout débat et toute controverse qui remue l’opinion publique et la politique des états européens que ce soit par rapport au Covid, aux « Minorités », à l’Ukraine, à l’avortement, à Israël etc. Dans tous ses débats, les Etats Unis sont toujours traités comme point de référence, tantôt positif, tantôt négatif. Par son omniprésence, l’Amérique devient ainsi un aigle à deux têtes, Janus bicéphale des Européens, L’américanisme et l’anti-américanisme étant ses deux faces.  

Le point est atteint ou un étudiant européen après une longue journée de manifestations contre des décisions de la cour suprême américaine ou contre sa politique extérieure se détend ensuite avec ses amis en regardant une série américaine ou passer du temps sur des réseaux sociaux anglophones, se délectant du même humour que leurs pairs de l’autre conté de l’Atlantique et écoutant la même musique. On peut y voir une véritable love-hate relationship qui s’est développé envers les États-Unis. L’appropriation croissante d’expressions culturelles et l’engouement pour l’américanisme paraît simultané a la croissance de l’anti-américanisme autour du globe. 

En Europe finalement, on est que ponctuellement anti-américain quand on se dit anti-trump, anti-woke etc. Cette sélectivité montre bien l’imprégnation désormais la plus profonde Car les deux faces font partis d’un même corps. La référence commune de l’américanisme, cette culture biomécanique, qui a présent semble être devenue politiquement contradictoire, offre un point de focalisation presque échappatoire dans un vieux monde marqué de l’angoisse de l’avenir et de crises des valeurs. Il agit par son omniprésence comme un terrain de confrontation ou de fraternisation « par défaut ». 

L’ « anti » étant l’exception à la règle. On a même l’impression que de novelles identités et post-et transnationales se forgent ou du moins que celles-ci soient modifié par l’absorption de la culture américaine. Mêmes ceux qui se prétendent « enraciné » (Qui ont bel et bien grandis avec les blockbusters américains) ou ceux qui revendiquent telle ou telle identité en se réappropriant les idées reçues qu’on puisse avoir à l’égard de leur communauté ne peuvent pas se soustraire de ce phénomène. Loin d’être une manifestation spontanée et véritable du pays réel, la construction et consolidation de tel ou tel image ou stéréotype d’une communauté, d’un peuple même d’une notion, et sa propagation dans le monde entier est désormais essentiellement une ouvre américaine.  

L’image que l’Europe se fait de soi-même actuellement est finalement également le fruit de perceptions américaines auxquelles elle est exposée, cela va même aussi loin qu’elle va reconsidérer son histoire suite a des impulsions de pensée et de valeurs venant du nouveau monde. Dans le domaine de la politique, outre des arguments du débat national américain qui ont tendance à traverser l’océan, les méthodes aussi se sont implantés, dans le cadre du management of opinion, la gestion de l’opinion par le marketing et la publicité.  

Ce management d’opinion qui prend un nouveau sens dans notre époque de «post-persuasion politics» où la victoire ne consiste pas à attirer les électeurs modérés ou les électeurs de passage, mais à motiver les partisans les plus ardents de son parti. Cette tendance est bien rapprochable a une forme particulière de l’exceptionnalisme américain, a l’origine consensus national forgé en réponse aux menaces et complots que l’on imputa à tous ceux qui, à un moment ou à un autre, étaient « étranger » au monolithe de la société américaine et sa way of life, désormais éparpillé entre différentes visions du monde qui se jugent tout à fait incompatibles. Ce qui subsiste est l’obsession de subversion de son groupe, de sa world view, par un mal absolu et intolérable, reflexe qui s’est désormais généralisé des deux côtés de l’atlantique. Chacune de ses visions exerçant une « tyrannie de la majorité » à l’extrême au sein de leurs groupes. Chaque groupe est donc complètement dissocié de l’autre et se charge de la production directe d’une idéologie par et dans le groupe. Cet exceptionnalisme américain est en train de gagner une nouvelle province qu’est l’Europe.  

Le management of opinion dans les cadre sociale et politique passe également par l’unification rédactionnelle de différents médias affiliés aux différents groupes, ce qui referme la boucle entre culture, pensée, valeurs et capitaux. Le management et la communication allant de main en main. Une telle unification apparait au grand jour quand sont traités les grandes questions de notre temps, les évènements majeurs des dernières années en étaient témoins. L’unification de narrative n’est pas mois réels dans la diversification de moyens à faire passer un message idéologique, c’est avec extrême habileté qu’on parvient, à travers des médias en apparence très dissemblables à atteindre divers niveaux socio-culturels, en Amérique tant qu’en Europe.  

Bien entendu, dans la veine du post-persuasion, on ne cherche à convaincre personne qui n’est pas déjà dans son camp. Jefferson disait bien « La force de l’opinion publique est irrésistible quand on lui permet de s’exprimer librement. » (Jefferson, 1823) on a cependant l’impression que de nos jours il n’y a pas besoin que ce soit l’opinion de tout le public, mais qu’il suffit que ce soit le public de son groupe, à qui on a fourni tous les ingrédients afin qu’ils forment une opinion homogène mais tout aussi irrésistible.  

En constatant tout cet attachement unilatéral et irrésistible, un tel degré d’auto-américanisation de l’Europe, passant par l’économie, la culture, la pensée et les méthodes ne pourrait-on pas penser que la société ultime serait celle des Etats Unis, comme on affirmait avec fierté et certitude durant l’apothéose du siècle Américain de de la Pax Americana ? On pourra en juger que dans le futur, pendant ce temps les autres aussi ont le droit de tenter leur chance, a savoir si leurs démarches sauront séduire l’Europe face à l’Amérique a déjà pris beaucoup d’avance. 

La tendance pour le futur proche semble toutefois claire. Loin de s’éloigner l’une de l’autre, les deux rives de l’Atlantique se rapprochent, l’américanisation progressive de l’Europe se poursuit malgré les bouleversements géopolitiques récents. C’est, en définitive, par la pensée que l’Amérique la domine encore, au moins autant que par l’économie. La tendance est celle de l’homogénéisation entre les deux mondes. Les limites ou même des contre poids à cette tendance ne se sont pas encore manifesté de manière sérieuse. Les époques d’effroyable homogénéité sont cependant symptomatiques d’une fin une ère. À la suite du manque de variété de situations auxquels ils sont confrontés, les esprits s’essoufflent, contraints à ne faire d’autre chose que de répéter et de stéréotyper. Cela aurait été la conséquence funeste d’une «Fin de l’Histoire» véritable. Ces esprits homogénéisés, essoufflés, se retrouveraient d’abord stupides et inutiles au moment où change la situation, ou est troublé l’homogénéité établie, ne pouvant faire face aux faits nouveaux l’esprit ouvert et actif, prêt à les soumettre à leurs interrogations. L’actualité nous montre, l’histoire est en mouvement, de nouvelles situations se manifestent, la culture et le way of thinking homogénéisée de l’empire américain dans sa certitude si absolue et dont l’Europe est le premier consommateur devra y faire face. A voir si se maintiendra sa logique que tout ce qui survient est bon par le seul fait de survenir. 

Adrian Kutschera

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Adrian Kutschera est franco-allemand. Il est étudiant en an droit à l'université Paris l Pantheon-Sorbonne dans le cadre de son programme de double-licence en droit francais et allemand. Il s'intéresse à l'histoire, à la politique et à l'art dans toutes ses formes.

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