Réalisme et Révolution

La fête de l’Être Suprême, par Pierre-Antoine Demachy

 «Gracias quiero dar al divino laberinto de los efectos y de las causas» 

Jorge Luis Borges [1]

La Révolution, quelle qu’elle soit, où qu’elle apparaisse, est une chimère. Il est facile de la nommer, facile de plaider pour son arrivée et difficile de la connaître. Tel que l’affirme Yadh Ben Achour dans sa leçon inaugurale au Collège de France, la Révolution est, essentiellement, une « espérance » [2]. Une espérance car elle est attendue, une espérance car elle porte inévitablement en elle le changement et l’espoir, mais également une espérance dans son côté inconnu, impénétrable. Quelle méthode pour définir ainsi un événement censé dynamiter le cours de l’Histoire, et, en même temps, le rendre à un ordre rationnel représenté par le Progrès ? Quelle méthode pour savoir ce qu’est et ce que doit être la Révolution comme opposée au simple changement de régime ? 

À ces questions il serait facile de répondre par la légitimation de l’idéologie qui mène au pouvoir l’acteur du changement de régime. La Révolution serait donc, tout simplement, l’événement qui mène au pouvoir un certain personnage ou groupement politiques, qui vont mettre en pratique des idées jamais pratiquées auparavant. L’opposition au simple changement de régime viendrait donc de la construction rationnelle « à posteriori » qui serait faite du moment révolutionnaire, comme instant porté par les forces de l’Histoire et qui cristallise pour donner lieu au nouveau monde. Le problème qui survient en analysant la Révolution de cette façon est que cette construction « à posteriori », dans le discours et dans le mythe, sert plus à justifier des changements de régime aux yeux d’une population ou des acteurs internationaux qu’à donner un véritable sens au mot « Révolution ». La Révolution pourrait donc être attribuée à toutes les forces politiques différentes qui prendraient le pouvoir à un instant donné et qui se mettraient à appliquer leur programme. Or, il est clair que des Révolutions comme la française de 1789, la russe de 1917 ou la mexicaine de 1910 sont des phénomènes bien différents de tout cela, consistant non seulement en l’application d’un programme donné par des acteurs donnés, mais également en un changement profond, d’une part des consciences, et d’autre part de l’Histoire. La Révolution façonne au moins ces deux éléments, la conscience du sujet révolutionnaire, qui, soit parce qu’on lui reconnaît la citoyenneté, soit parce qu’il voit des fenêtres d’opportunité politique inimaginables auparavant, se met à penser différemment et l’Histoire, pour laquelle la Révolution devient un moment de rupture, une date clef de décryptage de son propre cours. Qui plus est, la Révolution ne peut être l’expression du simple triomphe politique d’un régime donné car des expériences traditionnellement considérées comme des échecs en leur temps dans toute leur ambition, comme les trois Révolutions citées ci-dessus, n’en sont pas moins vues comme telles. 

Ces critiques à la Révolution vue comme justification d’un changement de régime sont nécessairement contrées par un argument subjectiviste et corrélationiste, qui viendrait dire que, de toute façon, vu que la Révolution n’a trait qu’à l’expérience que fait le sujet de l’objet et donc le sujet de l’événement révolutionnaire, tout événement perçu par la majorité, et, idéalement, par l’unanimité des sujets, comme Révolution, est en fait une Révolution. Il serait donc inutile d’établir des conditions au sein de la définition, il ne s’agit ici que des différences de point de vue qui sont exposées et des méthodologies différentes dans l’analyse des phénomènes sociaux. Les phénomènes sociaux doivent être perçus par la société en tant que tels et donc l’idée de Révolution ne serait qu’une idée, construite comme telle toujours à posteriori. La tentative de définition se cognerait ici éventuellement à l’expérience que font les sujets de leur propre perception. 

Avec l’utilisation du mot corrélationiste pour caractériser cet argument, la critique entre dans la théorie réaliste développée par Quentin Meillassoux notamment dans son essai « Après la finitude »[3]. Dans ce livre à la lecture très recommandée, Meillassoux se questionne sur la « capacité de la science expérimentale à produire une connaissance de l’ancestral », en entendant par « ancestral » toute réalité antérieure à l’apparition de l’espèce humaine. Si tout n’est que corrélation entre le sujet et l’objet, comment est-il possible que des sciences réussissent à formuler en termes mathématiques des événements antérieurs à l’apparition même du sujet observateur ? Il y aurait donc une réalité hors du sujet, un « Grand Dehors », selon les mots de Meillassoux. Pour critiquer le corrélationisme, il faut nécessairement se placer en quête d’un absolu existant et qui peut être connu, mais cela ne peut se faire dans les mêmes termes que les penseurs scolastiques ou des Temps Modernes l’ont fait, en posant Dieu comme absolu. Une fois passés par le filtre kantien des Lumières, qui, en critiquant la raison pure, a posé les limites de l’entendement humain tout en le confirmant comme l’épicentre de la réflexion, poser un absolu donné est impossible. Ce que fait Meillassoux est donc de poser « la facticité du corrélat comme absolu ». L’absolu existant devient donc l’incapacité du sujet à tout exprimer rationnellement, « à dévoiler la raison d’être de ce qui est ». Une fois admis ce postulat, par une série de démonstrations qui se trouvent dans l’essai de Meillassoux, il est possible de tirer deux conséquences : « 1. Un étant nécessaire est impossible 2. La contingence de l’étant est nécessaire ». Si l’absolu est compris comme l’incapacité du sujet à sortir au « Grand Dehors », alors le Grand Dehors, où le principe de nécessité ne s’applique plus, existe, paradoxalement, nécessairement. Mais, vu que ce Grand Dehors ne peut être perçu en son entièreté par le sujet comme nécessaire, le seul élément nécessaire devient la contingence. Cela mène Meillassoux encore vers deux conséquences nécessaires : « 1. Un étant contradictoire est absolument impossible parce qu’un étant, s’il était contradictoire, serait nécessaire 2. Il y a une chose en soi ». La première thèse est démontrée par le fait que dans les flux d’un chaos nécessairement contingent, l’être contradictoire ne pourrait exister, car il ne pourrait assumer la contingence, pourtant nécessaire, pouvant être et ne pas être à la fois. L’être contradictoire pourrait donc être contingent et non-contingent à la fois, ouvrant donc la possibilité à un être nécessaire, qui ne peut exister par l’absolutisation faite du corrélat. La deuxième thèse, bien que beaucoup plus développée à l’intérieur de l’essai et de façon bien plus intéressante, est démontrée par l’argument suivant : si la contingence est nécessaire et vue comme absolue, l’inexistence de toute chose ne peut être pensée que comme l’inexistence d’une chose qui existe dont comme l’inexistence d’un « étant déterminé ». Vu qu’il est impossible de penser l’existence ou l’inexistence en général comme contingents, il n’est donc possible que de penser des étants donnés comme inexistants, qui existent donc et sont déterminés. Meillassoux continue ensuite sa réflexion sur l’ancestralité et la philosophie de la science, mais le principe de la nécessité de la contingence ainsi que la démonstration des deux thèses subséquentes sont celles qui vont être d’une grande utilité. 

De retour à la Révolution, en passant par le prisme réaliste spéculatif initié par Meillassoux. La Révolution, non seulement en tant que phénomène social, mais en tant qu’étant en-soi, est contingente. Il s’agit d’un événement qui pourrait arriver ou ne pas arriver, peu importe la conjoncture sociale. La perception de la Révolution comme inévitable ne découle que de l’absolutisation d’un certain nombre de phénomènes économiques et politiques. Il ne s’agit que de la marque de l’impuissance du sujet de penser l’absolu. Une haute probabilité d’un événement avec un certain nombre de données ne rend pas cet événement nécessaire, et cela est évident. Si la Révolution allait arriver avec une conjoncture particulière, le principe de raison devient opérant, selon lequel toute chose est la conséquence rationnelle d’une autre. Mais cela reviendrait à dire que le monde est une architecture parfaite, ce qui rend la Révolution, censée représenter un changement, inutile et absurde en elle-même. La Révolution ne va pas arriver, elle peut arriver ou ne pas arriver et c’est en cela qu’elle est une « espérance ». Cette qualification est représentative, non seulement de la contingence de la Révolution en-soi, mais également de toute théorie qui mène à une Révolution. Tout cela s’inscrit dans un chaos où les prédictions n’ont jamais une fiabilité totale. 

Si la Révolution peut arriver ou ne pas arriver, si elle peut s’exprimer d’une façon ou d’une autre, si sa manifestation est insaisissable dans sa totalité, il ne s’agit pas de tomber dans une forme de relativisme ou pire, de nihilisme à l’heure d’analyser le concept. C’est précisément du contraire qu’il est question. Si tout peut arriver, tout ne se vaut pas et le vide ne se vaut pas non plus. Il faut alors reprendre une des conséquences logiques qui se tirent de la nécessité de la contingence, l’impossibilité de l’étant contradictoire, donc l’application du principe de non-contradiction. Si l’idée de Révolution peut avoir un sens par rapport au simple changement de régime, c’est justement en application de ce principe. Les Révolutions, telles qu’énoncées auparavant, se distinguent, non seulement par le bouleversement politique qu’elles supposent dans leur contexte mais également par le poids qu’elles ont dans l’Histoire. Or, l’Histoire, si la nécessité de la contingence est assumée, n’est en réalité qu’un cumul d’événements contingents au sein des sociétés humaines. La méthode qui permet donc de penser l’Histoire comme catégorie autonome et les Révolutions comme bouleversements de cette Histoire comprise comme les temps longs et les phases de l’aventure humaine, est la méthode dialectique. Une méthode dialectique, qui, d’une part, n’entre pas en conflit avec le principe de non-contradiction car la contradiction nécessaire à la dialectique est une contradiction créatrice d’un concept nouveau, une contradiction qui se dépasse, qui n’est pas contradictoire en-soi. Une méthode dialectique qui, d’autre part, n’entre pas en conflit avec le caractère contingent de toute chose et le caractère chaotique du monde dans la mesure où elle s’assume comme méthode de raisonnement au sein de cette contingence environnante. La dialectique sert donc à penser la Révolution comme transformant le contingent en nécessaire au sein de l’Histoire tout en assumant la nécessité de la contingence. Et c’est en cela que le réalisme spéculatif peut apporter quelque chose à la façon d’analyser les Révolutions. Ces dernières ne peuvent être pensées que comme des rationalisations « à posteriori » d’une Histoire qui ne se postule pas comme la légitimation d’un régime mais comme celle d’un universel. Les Révolutions sont les bouleversements de l’Histoire universelle

Mais cet universel, est-ce le même universel à tout moment et pour tous ? En pensant que l’universel, en tant que contingent, est simplement la somme des individualités à un moment donné, le piège corrélationiste serait encore tendu, avec le gouffre du relativisme. Mais cette somme des individualités, en contournant le piège tendu, doit être prise elle-même en tant qu’objet, et non en tant que tout regroupant diverses individualités. L’universalité recherchée par l’Histoire pensée dialectiquement est la somme des individualités en tant que somme et donc en prenant en compte toutes les individualités, non comme des lectures différentes et tout aussi légitimes les unes que les autres du monde, mais comme appropriations d’un monde contingent qui doit être interprété par tous en application du principe de non-contradiction. La somme des individualités vivantes n’est pas suffisante, il est nécessaire d’y intégrer les individualités mortes et qui permettent de penser l’Histoire telle que pensée aujourd’hui. La Révolution tant prônée, bouleversant le système existant au nom du progrès, doit nécessairement prendre acte de la participation de chaque individualité à l’universel et se penser elle-même non pas comme fin mais comme méthode de bouleversement de l’Histoire universelle. Une méthode qui prend acte du passé tel que raisonné dialectiquement et qui prend acte de l’individu comme début et fin, non de toute chose, mais de toute interprétation de la réalité. Une interprétation, qui, si raisonnable en application de la non-contradiction, n’est pas moins légitime que celle du révolutionnaire, car basées toutes les deux sur une réalité nécessairement contingente.

Marcos Bartolomé Terreros

Bibliographie :

  1. Jorge Luis Borges, Otro poema de los Dones dans le recueil El otro, el mismo, 1964
  2.  Yadh Ben Achour, La révolution, une espérance, 2021, in https://books.openedition.org/cdf/13252
  3.  Quentin Meillassoux. Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence. Le Seuil, 2016
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Marcos Bartolomé Terreros est espagnol, né en 2003. Il est étudiant dans la double licence de droit français et espagnol à l'Université Complutense de Madrid et à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il s'intéresse à la politique, la littérature et le cinéma.

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