Sur l’Avant-garde qui vient et son destin historique 

Sara Ahmed, dans son livre Complaint ! théorise le « discours nonperformatif » comme technique administrative qu’utilise les institutions pour la gestion des plaintes qui leur sont adressées (en l’occurrence, Ahmed se focalise sur les plaintes concernant des discriminations, du harcèlement, ou des agressions sexistes ou sexuelles) : alors que la performativité enveloppe les actes institutionnels de langage qui, à condition de suivre rigoureusement une procédure qui les rends valides, font ce qu’ils disent faire par le fait même qu’ils le disent, le nonperformatif est un dire qui dans son dire se dispense du faire, comme dans les énoncés « nous prenons en compte vos retours », « nous partageons vos inquiétudes », ou « nous travaillons pour améliorer la qualité de votre attente ». 

Quel est l’intérêt d’une telle notion ? Pourquoi inventer un nouveau concept au lieu de simplement qualifier ces discours avec la catégorie du ‘‘mensonge’’ ? Parce qu’il ne s’agit ni d’une inadéquation entre les mots et les choses ni d’une volonté de véritablement tromper autrui, mais d’une séparation intrinsèque à notre époque, d’une aliénation vocale profonde, d’un désengagement globalisé du langage humain. Le mensonge renvoit à une notion éthique (éthico-théologique) alors que le phénomène en question concerne précisément la disparition du lien éthique de l’être parlant avec sa parole, comme langage qui l’engage, et qui rend alors possible le mensonge comme authentique expérience de langage : expérience de la rupture d’un engagement qui ne saurait laisser intact l’être qui en fait l’expérience. 

Dans l’expérience du mensonge, il y a, de manière absolument indissociable, l’idée opérante d’un lien commun dans la Vérité même : on doit aux autres (aux créatures, pour employer le terme théologique) la Vérité puisque, comme ces autres, on doit le don de la Parole à la Vérité elle-même (c’est-à-dire, à Dieu). Mentir, c’est certes alors commettre un tort à l’égard d’autrui, mais c’est surtout blesser la Vérité même. C’est ainsi que le nonperformatif est cette facette du langage humain qui prolifère dans le domaine de ce que d’aucuns ont appelé le ‘‘désert de la civilisation’’, c’est-à-dire l’espace ouvert par ce tournant civilisationnel que la philosophie a baptisé du nom de la ‘‘mort de Dieu’’, le crépuscule de la performativité et de l’efficacité de la parole, le règne du bavardage, de la phrase vide, le déclin général de la force illocutoire. 

Prenons l’exemple du soldat israélien qui, empêchant un journaliste de filmer les colons sionistes qui saccagent les denrées des convois humanitaires destinés aux gens de Gaza, répond à sa plainte au sujet de l’illégalité de ce qu’il venait filmer, après l’avoir menacé d’arrestation, par la phrase « on va les arrêter eux aussi » (sans que cela ne soit jamais fait). Ce n’est un mensonge que du point de vue du journaliste qui, impuissant, s’indigne. Du point de vue du soldat en revanche, ce n’est pas un mensonge, parce qu’il n’y a aucune expérience du mensonge. Il s’agit là d’une sorte d’anesthésie de langage, et c’est autre chose que la ‘‘banalité du mal’’ qui a encore l’honnêteté de dire que les ordres viennent d’un ‘‘en haut’’ ou qu’au fond ‘‘on y peut rien’’ : le soldat israélien sait qu’il a le pouvoir d’interrompre ce qu’il voit, et il sait qu’il n’en a simplement pas l’intention, mais de son point de vue il ne doit aucunement la vérité à quiconque, pas plus qu’il ne devrait le mensonge au nom d’un principe de ‘‘faire un mal pour un (plus grand) bien’’ (d’ailleurs, les soldats israéliens ne sont pas particulièrement cachotiers quand il s’agit de montrer leurs exactions, par exemple, sur internet). 

C’est dans ce sens qu’il n’y a plus d’expérience du mensonge : dans le désert de la civilisation, il n’y a ni mensonge, ni honnêteté. Il ne s’agit pas là de ‘‘post-vérité’’, puisque la vérité est toujours vénérée comme une idole, mais il y a dans l’expérience contemporaine du langage l’idée que la vérité ne souffre pas de ce que l’on ne respecte pas un engagement puisque de toute façon on est déjà désengagé dans son rapport au langage (c’est ainsi que la vérité apparaît comme quelque chose de lointain, d’abstrait, d’insensible, de purement conceptuel et intellectuel). C’est cette anesthésie du langage qui définit les relations discursives actuelles des ‘‘civils’’ avec les administrateurs, les fonctionnaires en tout genre, et notamment les policiers : lorsque cette anesthésie est à l’œuvre dans les cas de violences policières, c’est en vain, et par impuissance, que l’on cherche à imputer un mensonge pour susciter l’indignation : la vérité est ailleurs ! La vérité ne peut plus être l’autre du mensonge mais l’autre de l’anesthésie du langage. Cette vérité révolutionnaire, c’est l’Avant-garde qui doit l’incarner, et elle ne peut lui donner voix que dans une parole véritablement sensible… et sensiblement vraie. 

Dans son ouvrage sorti cette année aux éditions La Fabrique, Lénine et l’arme du langage, Jean-Jacques Lecercle rappelle que « selon [Lénine], une situation révolutionnaire a deux caractéristiques : les gouvernants ne peuvent plus gouverner comme avant, les gouvernés ne veulent plus être gouvernés comme avant. Autrement dit, il faut une crise généralisée, en particulier une crise politique chez les classes dominantes, pour qu’une situation révolutionnaire émerge. » (op. cit. p. 9) Parler de révolution aujourd’hui, et le faire dans un langage véridique et efficace, implique d’identifier la crise du maintenant. Si la question de cette crise ne se résout pas dans une description impartiale de la conjoncture, mais dans une prise de parti, dans un engagement irréductible et dans une proposition stratégique concrète, c’est qu’elle exige qu’advienne son énonciation dans une parole d’Avant-garde, c’est-à-dire à travers la modalité d’organisation qui parvient à sortir de la temporalité du retard, à avoir un coup d’avance, à ne plus subir les événements mais à coïncider avec eux dans leur totalité : dans une telle parole, « la vigueur polémique n’a pas seulement pour fonction d’affaiblir la position discursive de l’adversaire, elle a pour fonction de faire retour à la vérité » (Ibid, p. 37). 

Alors, si la perspective d’un frontisme de gauche contre l’extrême droite crée une situation organisationnelle, une (dis)position d’énonciation, telle qu’en son sein et à partir d’elle il n’est plus possible de dire la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité, par exemple, au sujet de la Palestine, alors, il faut dire ce qui est : il s’agit là d’un obstacle à la construction de l’Avant-garde qui vient. Mais la lutte de libération nationale palestinienne est un des phénomènes actuels qui, par le fait même de soulever sa propre question, révèle le bavardage institutionnel pour ce qu’il est, et les institutions, les Etats, sortent de leurs gonds et se révèlent alors plus aisément dans leur nudité (et voilà un indice pour penser dès maintenant la crise que nous sommes). 

Pour identifier ce qui bloque la constitution d’une Avant-garde libératrice, il faut se poser la question suivante : pourquoi est-il si difficile, pour tous les membres de la ‘‘contestation’’, d’adopter une position d’énonciation pertinente, c’est-à-dire de « passer de la morale […] à la politique » (Ibid, p. 45) ? Une telle position d’énonciation (je fais le choix de la qualifier d’avant-gardiste) par opposition aux types de discours qui caractérisent toute la variété des arrière-gardes qui, depuis la contre-révolution néolibérale, ont pullulé, se sont agrippées dans le champ de l’extrême-gauche et les espaces extra-parlementaires, et n’ont depuis jamais cessé de persévérer dans leur être d’impotence. En effet, ces arrière-gardes, au moment même où elles essayent d’émuler les avant-gardes du passé, se voient incapables de relier et de tenir ensemble les deux types de discours caractéristiques de toute Avant-garde politique : la Propagande et l’Agitation (dans la première, les acquis théoriques sont explicites, alors qu’ils sont au moins partiellement implicites dans la seconde) ; ainsi les arrières gardes succombent souvent à la tentation de sacrifier l’une pour l’autre, et à essayer de faire de la propagande dans le vide et sans prise dans une situation (ce n’est donc plus de la propagande, mais une sorte de recrutement sectaire) ou à faire de l’agitation sans aucune idée politique claire ni aucune direction stratégique, mais « l’agitation ne suffit pas » (Ibid, p. 82), et c’est pour cela qu’il faut de véritables mots d’ordre plutôt que de vides slogans ; lorsque les arrière-gardes essayent de faire les deux, elles le font sans réussir à les relier, et la situation leur échappe. 

Dans l’Agitation et la Propagande, le langage-arme (la dimension agonistique de la parole) et le langage-communication (la dimension irénique de la parole) sont pleinement réunies : pour cela, l’Agitation et la Propagande ne peuvent pas être déliées d’une situation historique, et ce qui noue la Propagande et l’Agitation l’une à l’autre est donc le même nœud qui les relie à la situation : le mot d’ordre. La question du mot d’ordre, qui noue ensemble la Propagande et l’Agitation, le Dire et le Faire, le Stratégie et la Tactique (c’est-à-dire, la direction stratégique dans son unicité et la variété des possibilités tactiques), traverse de part en part la politique intrinsèque de l’Avant-garde. 

 Si je me sers de Jean-Jacques Lecercle, c’est parce que dans sa lecture de Lénine il cherche à extraire une pragmatique du mot d’ordre, c’est-à-dire une « pragmatique de la force illocutoire » (Ibid, p. 20) qui prend pour modèle le mot d’ordre, et à partir de cela il est possible de tirer une idée de l’Avant-garde qui l’identifie dans sa position d’énonciation : « Il apparaît […] que les mots d’ordre n’ont pas de sens fixe […] mais ne prennent sens que dans une conjoncture spécifique (les linguistes diraient ‘‘en situation’’). […] Car si le mot d’ordre n’avait pas pour fonction d’exercer une force (les linguistes diraient ‘‘une force illocutoire’’), il aurait un sens stable, celui de la description de la situation historique contemplée à distance par l’historien. S’il faut s’adapter au ‘‘tournant’’ de l’histoire, c’est parce que le mot d’ordre ne dit pas simplement la réalité du moment mais contribue à ce moment dont il est, en tant qu’expression d’une [prise de parti], partie constituante » (Ibid, p. 41-42) En effet, l’Histoire de l’Avant-garde n’est pas l’Histoire de l’historien. Le mot d’ordre coïncide avec sa situation d’énonciation, ne lui succède pas, n’est pas en retard dans la situation elle-même. 

Ainsi, le mot d’ordre accueille la situation, fait d’elle un véritable moment de vérité, et joue en elle le rôle d’une sorte de verdict immanent, mais ce verdict n’est pas dit dans une parole judiciaire, institutionnelle et codifiée, mais dans une parole politique, une parole décidée, destinale. S’il y a bien une force illocutoire de l’Avant-garde révolutionnaire, c’est que la destruction de l’ennemi ne saurait se passer d’un acte de langage total, un acte de langage qui emporte tout en lui et qui s’élève à la hauteur de l’Histoire, se fait Histoire tout entier. C’est ce Devenir-Histoire qui donne sens à l’idée, aujourd’hui taboue, de ‘‘Destin historique’’. 

On ne peut pas dialectiquement conserver jusqu’au bout une séparation abstraite entre un niveau historique et un niveau conjoncturel. L’énonciation du mot d’ordre révolutionnaire, juste, efficace, et triomphant, dans le moment critique, devient le moment même, et cette transformation de la partie (l’intervention) en tout (la situation) s’étend à l’Histoire entière. C’est ainsi que l’on peut rendre intelligible le moment historique de l’Avant-garde. Sans une notion de Destin historique, on ne saurait distinguer l’Avant-garde des arrière-gardes qui occupent la traîne de l’Histoire. Jean-Jacques Lecercle ne dialectise pas jusqu’au bout la dichotomie abstraite entre la vérité (irénique) de la parole avant-gardiste et la dimension agonistique du langage (l’‘‘arme du langage’’). 

Pour poursuivre plus loin la réflexion (pour aller jusqu’à penser une arme de la vérité même), il faut qu’intervienne les réflexions agambeniennes, sur la puissance d’efficace du langage, dans des ouvrages comme L’archéologie du serment ou L’Aventure : alors on pourra étendre la théorisation de la position de l’Avant-garde comme enveloppant un récit-de-soi que se fait l’Avant-garde pour et par elle-même, et qui a pour efficace de se faire Destin et de se faire Histoire (de se faire destin historique). On comprendra alors en quel sens l’Histoire destinale de l’Avant-garde se distingue de l’Histoire des historiens puisque cette dernière se dit dans les modalités d’un langage descriptif (donc d’un langage en retard sur son objet, un langage qui n’est pas lui-même ce dont il parle puisqu’il pré-suppose ce dont il parle) : l’Histoire de l’Avant-garde est une aventure (non au sens romantico-fasciste, mais au sens médiévalo-agambenien) qui se dit par elle et en elle dans les modalités d’un langage constructif, créatif, donc, d’une parole en avance sur son temps, une parole qui tend à coïncider avec son moment crucial dans l’énonciation du mot d’ordre révolutionnaire. C’est ainsi que pour les fascistes une véritable avant-garde est hors de portée, eux qui sont enfermés dans les limitations des romans nationaux (ceux-là dont l’élaboration a consacré au XIXème siècle l’utilité du corps intellectuel de historiens pour la modernité). 

L’absurdité et l’impuissance des discours qui appellent à moins de parole et plus d’action est symptomatique de l’absence d’Avant-garde (c’est pourquoi ces discours sont encore de l’ordre du bavardage). Ainsi, l’Avant-garde qui vient ne peut qu’advenir aussi en réponse à cette situation. « Dans la polémique, l’antonyme du vrai n’est pas le faux ou l’erroné, mais ce que Lénine appelle la ‘‘phrase’’, y compris la phrase révolutionnaire, lorsque l’on se paie de mots, lorsque l’on se réfugie dans des abstractions et que l’on obscurcit la vérité, c’est-à-dire la réalité de la situation, rendant par-là la parole inefficace. […] Lénine souligne ici l’importance de la lutte idéologique : la bourgeoisie n’exerce pas seulement sa domination par la violence physique de la répression, mais par la violence doucereuse de l’eau sucrée des phrases apparemment consensuelles. […] La vérité est alors le dissolvant, le vinaigre et le fiel de cette griserie. » (Ibid, p. 100-101). 

Si l’énoncé avant-gardiste engage en lui et par lui l’Avant-garde, c’est aussi parce qu’à chaque changement de mot d’ordre correspond une véritable réorganisation (l’Avant-garde est conséquente !). Si l’Avant-garde s’oppose à l’institution, et n’en est pas une, c’est parce que cette dernière freine intrinsèquement toute possibilité de réorganisation (c’est le danger de la bureaucratisation). Si « la stratégie commande d’avancer, [alors que] la tactique peut imposer un recul provisoire », l’absence prolongée d’Avant-garde révolutionnaire et de direction stratégique produit à terme une situation où se fait intensément sentir l’absence d’alternative au recul tactique, et ce dernier apparaît alors de moins en moins ‘’provisoire’’. 

Cette irresponsabilité est le symptôme d’une séparation, d’un désengagement. Cette séparation entre l’être parlant et sa parole, ce désengagement du langage, voilà ce qui, dans les pas du philosophe italien Giorgio Agamben, permet de renouveler la notion marxienne d’aliénation : toutes les formes d’aliénations qui ont occupé la pensée marxiste (aliénation entre soi et l’image de soi, entre soi et son activité, entre soi et le fruit de son travail, entre soi et son environnement) peuvent être reconduites à cette aliénation fondamentale du langage. 

La force illocutoire de l’Avant-garde, elle rompt avec l’aliénation, ne se résout pas dans la performativité (c’est-à-dire, dans l’institutionnalisation, la règlementation, et la procéduralisation des conditions de félicités de la force illocutoire). La révolution n’est pas ‘‘performée’’. C’est ainsi qu’il est bon de rappeler que la ‘‘révolution dans les urnes’’ est une contradiction dans les termes. Il n’y a pas de procédure démocratique de Révolution, et toute tentative de ce genre se réduit à une ‘‘performance’’. C’était cela qui a donné sa justesse, pendant le mouvement ouvrier, à l’expression ‘‘dictature du prolétariat’’ : la Révolution implique des décisions immédiates, non procédurales, donc c’est toujours un acte dictatorial au sens fort du terme (sans pour autant impliquer de hiérarchie, puisque ces dernières tirent leur force illocutoire d’une performativité instituée). La puissance d’énonciation de la vérité depuis une position d’Avant-garde dépend de la force illocutoire, qui dépend de la forme de vie politique sur laquelle se règle l’Avant-garde : c’est en ce sens là que la position d’énonciation avant-gardiste coïncide avec l’organisation elle-même en tant que la véritable organisation est toujours l’auto-organisation de la vie qui se fait dans et par la parole communisée (un communisme vocal !).  

Comme pour celle de Lénine qui devait « surmonter les anciennes habitudes, les vielles routines héritées de l’ancien régime » (Ibid, p. 96), l’Avant-garde qui vient doit surmonter les écueils qui l’ont précédé, depuis feu le mouvement ouvrier jusqu’à l’écologie politique. Ce qu’il reste aujourd’hui de la lutte syndicale c’est, en fin de compte, le dialogue social, et l’écologie, même dans sa branche la plus radicale, a bien finie par se faire absorber dans la nonperformativité de toutes les  institutions. La Vérité de l’Avant-garde n’est pas un dogme institué mais une vérité historique au sens plein. Le triomphe de l’Avant-garde révolutionnaire consiste à se faire le pont entre la Réalité et la Vérité. L’Avant-garde est partisane en tant qu’elle dit vrai sur la Vérité : elle identifie sa partialité pure avec la Vérité même, et en le disant c’est encore sa partialité, c’est-à-dire la Vérité même, qu’elle réalise. C’est ainsi que l’Avant-garde ne saurait, sans se fourvoyer et se dissoudre, sombrer dans le cynisme : le langage n’est pas pour elle un « simple instrument de persuasion et de manipulation » (Ibid, p. 97), et ce n’est pas tant qu’elle a une parole, plutôt elle est sa parole ; elle s’engage dans sa parole en tant qu’elle est ce qu’elle dit et qu’ainsi elle parvient à dire dans la situation la vérité de la situation. Sous un gouvernement dictatorial, la ‘‘liberté d’expression’’ disparait précisément parce que la parole redevient dangereuse pour le gouvernement, alors que la démocratie est cette forme de gouvernementalité qui fonde sa stabilité et sa légitimité sur la neutralisation générale du langage, c’est-à-dire sur l’épuisement global de la force illocutoire. Voici pourquoi Jean-Jacques Lecercle a raison de remarquer que l’idéologie dominante pose le langage comme simple ‘‘instrument de communication’’ (le débat démocratique !), même s’il a tort d’appuyer sur le mot ‘‘communication’’ et de laisser impensé le mot ‘‘instrument’’. 

La ‘‘liberté d’expression’’ réduit ce dont parle le langage à des ‘‘opinions’’ que l’on ne peut qu’exprimer que dans un râle impotent, comme le grognement d’une bête. En matière de génocide, il n’y a pas d’opinion qui tienne : seulement des prises de parti. Si la question palestinienne représente une véritable crise institutionnelle, c’est que le régime de langage de toutes les institutions se retrouve face à une impasse : les institutions se montrent incapables d’user de leur nonperformativité pour se débarrasser de cette question (contrairement à l’écologie), c’est pourquoi c’est la gouvernance démocratique de la République elle-même qui montre ses limites et peut être efficacement remise en question à partir de là. C’est pourquoi la cartographie des points de pétage de plomb, c’est-à-dire des points où les institutions perdent véritablement leurs moyens, comporte une dimension stratégique capitale pour comprendre la crise civilisationnelle que nous vivons actuellement : dire cette crise, en parler avec justesse, voilà le préalable irréductible pour la création de l’Avant-garde qui vient. 

Le maillon le plus faible de la gouvernementalité se révèle pour nous d’abord dans les points de pétages de plomb des institutions occidentales, les points où ces dernières sortent de leurs gonds : il y a évidemment l’antisionnisme, dans la mesure où le point où les institutions sortent de leur posture d’impartialité ne concerne pas tant la question d’un état palestinien que celle de la destruction de l’état d’Israël et la destitution de la nationalité israélienne comme catégorie juridique intrinsèquement coloniale (et c’est avoir l’air fou aujourd’hui que de suggérer la possibilité que, dans une situation authentiquement décoloniale, des juifs anti-coloniaux puissent vouloir et pouvoir (re)devenir palestiniens) et Joseph Massad a eu raison de souligner récemment que les états européens qui ont reconnu un Etat palestinien n’ont pas pour autant retiré leur reconnaissance à l’égard de l’Etat israélien; mais il y a également la question de l’école (et on pourrait peut-être généraliser aux Services Publiques), dans la mesure où une partie de la gauche dite radicale a pu soutenir les émeutes pour Nahel de juin-juillet 2023, à l’exception précise et formulée comme telle des attaques perpétrées contres les écoles. 

Ce que ces deux limites du champ politique institutionnelle dévoilent à leur manière, ce sont les points où sont pressentis l’effondrement apocalyptique des fondements de la République (ceux là pour lequels la gauche consacre son idolatrie, ou son fétichisme) et, globalement, des démocraties occidentales. Pour revenir sur la question antisioniste, l’exemple de l’Allemagne est frappant puisque l’existence de l’entité sioniste, sa légitimité, et le procès de Jérusalem (avec celui de Nuremberg), forme un agencement qui fonde la légitimité de l’Etat allemand actuel : c’est-à-dire l’idée que, au fond, le nazisme, c’est effectivement du passé, et que la démocratie peut repartir à zéro si une rupture avec le fascisme est actée dans l’Histoire, si le verdict a déjà été prononcé depuis belle lurette. Dans ce contexte-là, l’interdiction de territoire allemand envers Varoufakis n’a rien d’étonnant : aller un tant soit peu dans une direction antisioniste, c’est déjà saper les fondements formels de l’Etat allemand. 

Ce n’est pas la même chose de dire que le fascisme peut revenir et qu’il ne s’est jamais effondré, qu’il a seulement muté, quitte à se mettre partiellement en veille, et l’idée d’une rupture nette entre fascisme et démocratie aurait dû déjà être sérieusement remise en question si l’on avait seulement voulu tirer des leçons des expériences chiliennes, indonésiennes, et espagnoles, après leurs transitions démocratiques post-fascistes, facilités par la victoire globale du néolibéralisme. 

Un langage impuissant est un langage faux, politiquement faux, même quand il produit des phrases qui sont techniquement en adéquation avec une réalité. Nous pensons que c’est sur ce dernier point que se trouve la limite théorique de Jean-Jacques Lecercle, qui confond son matérialisme avec un réalisme en matière de référence logique : le langage pleinement vrai, c’est-à-dire la parole avant-gardiste, assume son entrelacement insoluble avec le monde comme tel : le monde n’est jamais comme un objet en face du langage, comme si l’un précédait l’autre. Voilà pourquoi la langage réduit au statut d’instrument (de communication, de description, d’explication, ou de diffusion publicitaire) n’a plus rien à dire. Qu’avons-nous à dire ? Si « le langage est le communisme en acte » (Ibid, p.27), alors, pour l’Avant-garde communiste, dire le communisme revient à dire le langage lui-même, à dire l’étendu et la profondeur de sa puissance.  

« Là gît la différence entre le mot d’ordre juste et le mot d’ordre faux, qui se contente de coller à l’‘‘opinion’’, c’est-à-dire de coller à l’idéologie dominante. Il doit donc s’argumenter et se défendre […]. Il dit la conjoncture, c’est-à-dire la situation politique, […] le mot d’ordre n’est pas seulement juste, il est ajusté, ce qui veut dire qu’il n’est pas seulement capable de dire la conjoncture mais de dire son moment exact. Ici, le parti-stratégie […] se fait parti-tactique [et peut] déployer les possibilités d’alliance, avec éventuellement leurs compromis, que le moment implique. Enfin […] le mot d’ordre n’est pas seulement juste et ajusté, il est vrai. […] Il y a donc une vérité de la conjoncture […] et le mot d’ordre doit permettre de dire aux masses la vérité de la situation. » (Ibid, p. 62-63) Tant que, dans le champs de la politique révolutionnaire, on pensera le rôle du langage sur le modèle du slogan publicitaire, on sera incapable de dépasser les limites que nous imposent l’idéologie ambiante

Le bon slogan ‘‘parle aux gens’’, dit-on : d’accord… mais que dit-il ? A-t-il seulement quelque chose à dire ? Le mot d’ordre authentique n’est pas un simple slogan. La ‘‘transformation incorporelle’’ que le mot d’ordre révolutionnaire, efficace et triomphant, opère sur l’évènement, est que cet évènement devient le mot d’ordre lui-même. Là où Jean-Jacques Lecercle se contredit (et cela témoigne du noyau d’idéologie dominante que le théoricien sera tenté de conserver, quitte à le faire soi-disant au nom du matérialisme et de le formaliser comme tel) c’est que la conjoncture, ou la situation, ne peut pas précéder le mot d’ordre si ce dernier ne peut se contenter de décrire le mot d’ordre : conserver un réalisme dénotatif au sein de la théorisation de la pragmatique du mot d’ordre, c’est penser le mot d’ordre selon la temporalité du retard, c’est-à-dire dans le paradigme de la défaite

Si le mot d’ordre efficace et triomphant ne saurait être en retard, c’est que c’est un acte de langage qui, dans son être, est une intervention politique indissociable de la situation d’intervention-énonciation, et qui va jusqu’à coïncider avec elle : le mot d’ordre révolutionnaire efficace est une partie qui devient le tout : l’intervention dans l’évènement devient le tout de l’évènement et rien n’est donc laissé au hasard, l’intervention dans la situation devient la situation elle-même. C’est en ce sens là que l’Avant-garde se donne un destin historique. Voilà la raison de l’inévitable « ton prophétique » (Ibid, p. 78) de la parole avant-gardiste. 

S’il faut penser ensemble la (dis)position d’énonciation-organisation de l’Avant-garde partisane et la situation d’énonciation-intervention du mot d’ordre révolutionnaire, c’est que c’est la seule manière de penser le destin historique d’une manière qui soit compatible à la fois avec le sens véritable du matérialisme dialectique (comme philosophie qui ne réduit pas l’Histoire aux effets mécaniques d’une force naturelle ou anhistorique) et avec les avancées en philosophie du langage. Que fait l’Avant-garde avec son langage ? Elle se donne un destin (trouve sa voix destinale). Le destin historique de l’Avant-garde n’est pas une dénégation abstraite du hasard (au nom d’une force mystérieuse qu’on appellerait ‘‘Progrès’’) mais la reprise de la contingence même dans la totalité et l’indissociabilité de l’acte de langage avant-gardiste

Cela est donc très différent de l’usage fasciste du mot ‘‘destin’’ puisque ce dernier ne saurait ne pas se rabattre sur un concept de détermination historico-naturelle, puisque cette idéologie veut s’appuyer sur une présupposition de supériorité (dans la Race, la Nation, la Caste, la Civilisation, l’Occident, etc.) qui rendrait inévitable leur victoire, ou, inversement, leur défaite… En effet, la pauvreté et l’impotence de ce pseudo-destin enferme les fascistes dans la limitation de l’autojustification, en termes, respectivement, de ‘‘reconquête’’ ou d’‘‘autodéfense’’, et cela diminue leur puissance politique, même quand ils ont essayé de récupérer l’idée de révolution dans les synthèses national-socialiste ou nationaliste-révolutionnaire. L’idée d’un destin historique révolutionnaire ne saurait résoudre la question de la violence politique, ni comme une simple fin en soi, ni comme un moyen qui serait par ailleurs justifié par une fin (ce sont les deux positions que les fascistes ne peuvent pas dépasser) mais avec un acte de langage si total et si puissant qu’en lui la division abstraite entre ‘‘fin’’ et ‘‘moyen’’ est rendue inopérante. C’est ainsi que le fascisme comme tradition politique (alors même qu’elle s’est constituée en rupture avec l’impotente et passéiste attitude des réactionnaires pour embrasser un certain modernisme) n’a jamais été véritablement capable de s’élever au niveau de l’Avant-garde et demeure malgré-tout dans les marécages de l’Arrière-garde. 

Voici ce que l’on peut retenir de tout cela : jamais le camp révolutionnaire ne doit succomber à la tentation obsidionale, c’est-à-dire à celle de se considérer comme une forteresse assiégée, ni plus se penser comme la revanche d’un paradis perdu : c’est pourquoi il doit, lorsque c’est exigé, se faire avant-garde, et non arrière-garde. C’est l’antifascisme obsidional de la gauche qui, au cours du XXème siècle (particulièrement en France), a été l’une des complices les plus consacrées du meurtre qu’a subi l’idée, pourtant si forte et si pleine de sens, d’un destin historique révolutionnaire (et, donc, de l’Avant-garde), au profit de la pseudo-tactique (dans les institutions comme dans les rues) et du déclin général de toute perspective stratégique. Cela doit d’autant plus être dit que les élections européennes ont ravivé les élans macabres de convergences, d’union de la gauche, et autres vacuités : la tactique sans direction, le compromis sans stratégie (y compris sur le plan réformiste) est l’horizon incontournable de la gauche depuis la mort du mouvement ouvrier. Basta ! 

Didon Proclas, 13 juin 2024, Paris.

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